Pièce musicale instrumentale de composition très libre et d’inspiration populaire, la rhapsodie signifie en grec couture de chant. Sofia Aouine met au diapason toutes les âmes du monde dans une partition vive et exaltante
La rue du monde
« Ma rue raconte l’histoire du monde avec une odeur de poubelles. Elle s’appelle rue Léon, un nom de bon Français avec que des métèques et des visages bruns dedans »
L’intrigue de Rhapsodie des oubliés de Sofia Aouine se situe au cœur de Barbès, dans le quartier de la Goutte d’or, là où vit Abad, 13 ans qui observe le monde de sa fenêtre, et surtout la fille d’en face, dont le père est un « barbu », un frère « Barbapapa », intégralement voilée dehors, totalement nue chez elle, seule dans sa chambre. Le désir et la sexualité sont les ailes de ce jeune adolescent, « malicieux et turbulent ».
Professionnel de la « bagnette » devant YouPorn, il s’invente des vies et rêves des corps des femmes avec ses potes du quartier. Chez lui, « ça sent le désespoir jusque dans le fond des chiottes » avec pour exemple son père qui travaille « comme un esclave » et enchaîne « les boulots de merde qui salissent et éclatent votre corps en morceaux ». Sa rue, c’est le « boulevard des rêves brisés » alors autant ne pas se faire d’illusion et vivre sa vie comme on peut.
Un quartier-monde
Mais forcément, à trop vouloir s’envoler, à force de chercher à s’envoyer en l’air, on finit par retomber par terre. Quand les ennuis commencent, on l’envoie voir une dame qui va « ouvrir son dedans », une psy au passé fracassé par l’histoire. L’occasion de traverser le quartier et de rencontrer une galerie de personnages tendres et vrais. Comme par exemple Gervaise, qui n’a d’autres choix que de se prostituer pour sa fille Nana restée au pays car « une pute, c’est une maman aussi » ; Odette qui l’initie à une culture et un savoir, et sans laquelle il n’aurait jamais eu droit ; et bien sûr son amoureuse, revêtue de son hijab, sa « Batman », qui lit Duras et s’échappe dans l’écriture d’histoires qu’elle n’a pas le droit de lire, sa « princesse de Bezbar ».
De sa fenêtre, Abad observe un ciel habillé de rose et bleu, illuminé par les lumières de « notre Tour Eiffel à nous « Tatillywood, le magasin préféré des daronnes et des blédards » dont la renommée internationale fait sa fierté, devenu aussi le paradis des petits bourges et des bobos qui investissent le quartier. Un monde s’ouvre entier sous ses yeux, composé des couleurs les plus vives et des douleurs les plus ternes.
Un monde plein d’humanité
« Ce qui nous lie, ce sont les enfants que nous avons été »
Parsemé de références littéraires – l’Assommoir de Zola – ou cinématographique – Antoine Doinel des Quatre Cents Coups, comme le Momo de Romain Gary, Abad a la vie devant soi.
D’une langue puissante et imagée, Sofia Aouine sait faire rêver les « vies volées » à la « mémoire fracturée », toutes ces « existences raflées par l’histoire », « pour que la nuit ne gagne pas ». À travers Abad en roi d’un monde qu’on ne veut pas voir, invisible à « ceux qui habitent là où ça sent les fleurs », elle fait vibrer les âmes comme des instruments dans un concert d’espoir tonitruant. Tendre et émouvant, son premier roman est une superbe polyphonie vibrionnant de vitalité.
Nommé pour le prix Décembre et le prix de Flore 2019, Abad de Barbès conquerra-t-il Saint-Germain-des-Prés ?
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Paru le 29 août 2019 – 208 pages