Entretien

Interview d’Éric-Emmanuel Schmitt : « La littérature est le fondement de l’humanisme »

03 février 2021
Par Anastasia
Interview d'Éric-Emmanuel Schmitt : « La littérature est le fondement de l’humanisme »
©dr

Avec Journal d’un amour perdu, Éric-Emmanuel Schmitt place cette rentrée littéraire sous le signe de l’émotion. Invité au Salon Fnac Livres 2019, notre entrevue avec lui aura été pour nous l’occasion de rentrer un peu plus dans l’intimité de l’auteur et de revivre avec lui ses premières publications.

Quand avez-vous commencé à écrire ? 

Éric-Emmanuel Schmitt : Petit garçon, je rentrais de l’école et j’écrivais des histoires. J’étais persuadé que tous les enfants faisaient ça ! J’ai mis très longtemps, presque 40 ans, à comprendre que tout le monde n’avait pas cette habitude. On m’a toujours vu écrire, j’étais diagnostiqué écrivain par tous mes proches bien avant que je comprenne moi-même que c’était ma vocation. J’avais 11 ans lorsque j’ai écrit mon premier roman et 16 ans quand j’ai écrit ma première pièce de théâtre. 

La-nuit-de-ValognesVous rappelez-vous de votre émotion lors de votre première publication ? 

Oui, je me souviens de ma première publication. C’était La Nuit de Valognes éditée par Actes Sud. Elle est maintenant au programme du bac. J’étais à la fois heureux et terrorisé. Heureux parce que c’était un aboutissement, la pièce était jouée à la comédie des Champs-Elysées, avenue Montaigne, dans un grand théâtre avec des grands acteurs et le texte était publié chez Actes Sud. Et terrorisé parce que je me disais : « Il ne faut pas que j’en reste là, je ne dois pas être l’auteur d’une seule pièce. » Donc, tout de suite, j’ai comme amoindri ma joie et je l’ai prise comme un tremplin pour passer à la pièce et aux livres suivants. 

« J’étais diagnostiqué écrivain par tous mes proches bien avant que je comprenne moi-même que c’était ma vocation. »

Est-ce plus facile pour vous d’écrire des pièces de théâtre ou des romans ? Comment vient l’inspiration ?

La-part-de-l-autre

Des histoires et des personnages me traversent, et ce sont eux qui me disent s’ils nécessitent une pièce de théâtre, un roman, un gros roman, une nouvelle ou un conte (puisque Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran et Oscar et la Dame Rose sont des contes modernes), et j’obéis. Spontanément, je suis dramaturge et quand les histoires qui s’imposaient étaient des romans, j’ai eu très peur… Je me suis dit : « Est-ce qu’il y a un romancier au bout de ma plume ? » Je me suis donc mis à le chercher, ce romancier, et j’ai écrit mes premiers romans : L’Évangile selon Pilate et La Part de l’autre. Ensuite, avec la nouvelle, c’était à la fois comme une synthèse de ce que m’avait appris le roman, c’est-à-dire l’épaisseur des choses, et de ce que m’avait appris le théâtre, c’est-à-dire juste l’essentiel. En réalité, j’ai l’impression de ne jamais choisir, de toujours obéir, de ne pas être un auteur tout puissant et d’être un scribe esclave d’une imagination qui lui impose de devenir dramaturge, romancier, nouvelliste. 

Avez-vous un roman en gestation que vous n’avez jamais osé écrire ?

Je suis très heureux que vous me posiez cette question parce qu’enfin, oui ! Je viens de me mettre à un immense roman auquel je pense depuis l’âge de 25 ans, qui fera plusieurs milliers de pages et qui sera publié en plusieurs tomes. J’ai passé ma vie à me dire que j’allais écrire ce roman. Ce n’était pas de la procrastination, je me préparais à être capable de le faire et je pense que, ça y est, je peux le faire. Mais, en même temps, j’ai très peur, parce que j’ai quand même attendu d’avoir 59 ans pour m’y mettre. Parfois, je me disais : « Est-ce que je suis en train de rater ma vie parce que je ne fais pas ce livre ? » Mais c’est bon, depuis cet été je l’écris ! Une grande saga !

Vous pouvez nous en dire un peu plus ?

Je ne fais jamais d’échographie quand je suis enceint !

« Ce n’est pas s’isoler de lire mais, au contraire, épouser le monde, voyager dans le temps, dans l’espace, à l’intérieur des peaux, des chairs, changer de sexe, d’âge. Il n’y a pas de voyage plus passionnant que la lecture. »

Avez-vous des conseils pour inciter les jeunes à lire plus ?

C’est merveilleux, car la lecture c’est à la fois un plaisir solitaire et la fin de la solitude. C’est quelque chose que l’on peut faire tout seul, ce n’est pas comme un jeu, une compétition sportive ou un sport d’équipe où l’on est obligé d’être à plusieurs. On peut arriver à un immense plaisir tout seul ! Et, en même temps, ce n’est pas s’isoler de lire mais, au contraire, épouser le monde, voyager dans le temps, dans l’espace, à l’intérieur des peaux, des chairs, changer de sexe, d’âge. Il n’y a pas de voyage plus passionnant que la lecture. Pour moi, c’est plus qu’un loisir idéal, c’est ce qui permet d’accomplir sa vocation, c’est ce qui permet d’assouvir la curiosité fondamentale qui nous habite, ce qui permet de tenir en haleine le désir et la volonté d’explorer l’humanité.

Si vous pouviez être un personnage de roman, qui seriez-vous ?

J’avoue que j’aimerais bien être Monsieur Ibrahim dans Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, parce qu’il a une sagesse souriante, bienveillante. Il a l’air dépourvu d’angoisse et il aborde la mort avec sérénité lorsqu’il dit à Momo, son fils adoptif : « Je ne meurs pas Momo, je vais rejoindre l’immense. » Cette lumière, cette paix qu’il a en lui, je lui envie. Je ne suis pas un angoissé, mais je suis plus inquiet. 

« La littérature, c’est l’abolition de la distance entre soi et les autres. Elle a ce pouvoir de trouver ce fond commun, ce creuset, cet essentiel qui est ce que nous partageons : les questions, les sentiments, les désarrois. »

480-Monsieur IbrahimDans vos romans, j’ai l’impression qu’il y a beaucoup d’anecdotes personnelles. Ai-je raison ? 

Dans mes livres, il y a de plus en plus de fragments d’autobiographie et d’utilisation de moments de ma vie. Je pense que j’ai une forme de liberté maintenant, ce qui me permet de mélanger la fiction totale avec la mémoire. Je sais encore distinguer ce qui est vrai et pas vrai, mais dans quelques années je pense que je n’y arriverai plus. C’est très libérateur d’oser dire « je » ou « ça m’est arrivé », surtout que je ne me présente jamais dans des situations héroïques. Ce sont plutôt des situations de deuil, comme dans mon dernier livre, Journal d’un amour perdu, des situations de perte de l’être aimé. C’est très bon de ne pas se peindre comme un héros, mais d’arriver avec ses blessures ouvertes et de dire « je suis sûr que vous aussi vous êtes blessés, alors si on en parlait ? » Et, du coup, le livre ça devient cette relation-là avec le lecteur… Et c’est fort.

C’était cette relation avec le lecteur que vous souhaitiez établir dans Journal d’un amour perdu ? 

Ah oui ! Parfois il faut dire « je », parfois non. Michel Tournier disait qu’il y avait deux sortes d’écrivains : ceux qui avaient de l’imagination et ceux qui n’en avaient pas. Moi, j’en suis à mon 46e volume, si vous comptez mes pièces, donc j’ai de l’imagination, mais parfois il ne faut pas mettre un masque et dire « tel personnage vit ceci ». Pour donner leur poids aux choses que l’on raconte, il faut dire « je l’ai vécu ». Ça, je l’ai fait dans Ma vie avec Mozart, où je raconte comment Mozart m’a sauvé la vie pendant l’adolescence, mais aussi dans La Nuit de feu où je raconte comment je suis entré athée dans le désert à 28 ans et que j’en suis ressorti croyant. Cette grande expérience que j’ai vécue sous les étoiles, il fallait dire « je », il fallait dire « je l’ai vécue », autrement ça n’avait pas de poids, de chair. Dans Journal d’un amour perdu, je raconte les deux ans qui ont suivi la mort de ma mère que j’adorais, qui m’adorait, avec laquelle j’avais une liaison quasi fusionnelle. J’ai failli sombrer à sa disparition et quand je me suis rendu compte que je ne sombrais pas, mais que j’allais retrouver le chemin de la joie de vivre, la reconquête du bonheur, je me suis dit : « Cette expérience-là, je veux la partager ! » Alors j’ai pris mon journal intime et j’en ai extrait la matière pour en faire un livre. 

La-nuit-de-feu     Journal-d-un-amour-perdu

Comment qualifiriez-vous la littérature contemporaine ? 

Je qualifierais la littérature d’aujourd’hui comme je qualifierais la littérature d’hier. Pour moi, c’est l’abolition de la distance entre soi et les autres. La littérature peut créer de l’intimité entre des êtres extrêmement différents qui n’ont pas le même sexe, le même âge, qui ne vivent pas à la même époque, qui n’ont pas forcément la même histoire, ne partagent pas les mêmes idéologies. Elle a ce pouvoir de trouver ce fond commun, ce creuset, cet essentiel qui est ce que nous partageons : les questions, les sentiments, les désarrois. La littérature est le fondement de l’humanisme. Elle montre qu’à chaque instant nous avons quelque chose en commun et que nous sommes frères : frères en ignorance, frères en désarroi, frères en angoisse, frères en joie aussi, mais nous sommes frères. Pour moi, il est essentiel de rappeler cela tout le temps. 

« Écrire, c’est à la fois raconter et faire réfléchir, mais faire réfléchir c’est aussi émouvoir, déplacer les frontières intérieures, provoquer des séismes émotionnels qui font que, ah ! On va s’ouvrir à une pensée nouvelle. »

Quel est le rôle de l’auteur dans la société moderne ? 

L’écrivain est quelqu’un qui est chargé pour les autres de mettre des mots sur les expériences que nous vivons tous. C’est celui qui, de part son métier, sa vocation, son don, est capable de nommer tous les états d’interrogation, d’émotion, de sentiment, de complexité humaine. C’est son rôle : prendre des mots de la tribu pour nommer ce qui se passe dans la tribu. C’est une vocation universelle et c’est rendre à l’autre quelque chose de son expérience humaine et de l’expérience partagée. 

Pour vous, écrire, c’est aussi ce besoin de partager des sentiments ?

Quand j’ai commencé à écrire, c’était d’abord pour le bonheur de raconter des histoires, parce que je suis quand même quelqu’un qui aime raconter des histoires. Puis j’ai découvert que je ne pouvais pas raconter des histoires insignifiantes, qui ne dégagent pas une émotion essentielle ou une réflexion sur la vie, qui ne s’attaque pas à un préjugé ou un cliché. J’aime partir d’un cliché et le détruire. Partir d’un cliché, c’est bien, à partir du moment où l’on n’y reste pas ! Pour moi, écrire, c’est à la fois raconter et faire réfléchir, mais faire réfléchir, c’est aussi émouvoir, déplacer les frontières intérieures, provoquer des séismes émotionnels qui font que, ah ! On va s’ouvrir à une pensée nouvelle. La force de l’écrivain, à la différence du philosophe, c’est qu’il se sert de la sympathie que l’on peut avoir pour les personnages, il cherche l’intérêt haletant que l’on peut éprouver pour l’histoire qui se déroule. Il se sert de tout ça pour amener le lecteur à d’autres états et aller vers des choses auxquelles il n’aurait peut-être pas pensé avant, qu’il aurait formulées autrement ou qu’il ne désirait pas. La littérature a vraiment un grand pouvoir de formation de l’être à la complexité de la vie. Elle doit rendre la vie plus belle et plus intéressante. Je sais que je dénote un peu en disant ça, parce que certains romanciers écrivent en rendant la vie plus déprimante et plus terrible qu’elle ne l’est, mais moi, je n’y crois pas du tout. Je crois que l’art est fait pour célébrer la vie : un peintre célèbre la vie, les objets, la lumière, un visage, un regard… Un musicien célèbre l’harmonie et la beauté des sons, des timbres. Nous, écrivains, nous sommes là pour célébrer la complexité humaine. Parfois, on célèbre la tristesse, mais on doit célébrer toutes les couleurs de l’arc-en-ciel des sentiments. 

« La littérature a vraiment un grand pouvoir de formation de l’être à la complexité de la vie. Elle doit rendre la vie plus belle et plus intéressante. Nous, écrivains, nous sommes là pour célébrer la complexité humaine. »

Avez-vous une citation préférée ?

Il y a une phrase de Colette que j’ai toujours en tête et qu’elle a écrite dans une de ses lettres adressée à son amie Marguerite Moreno, une grande comédienne du début du siècle. Marguerite Moreno essayait de se mettre à l’écriture et Colette, dans une lettre de conseil, lui écrit : « Ne jamais décrire, toujours suggérer. » C’est mon vade-mecum d’écrivain. Je veux avoir un lecteur actif, intelligent, avec une imagination qui phosphore. Je ne vais donc pas remplir son imagination en décrivant de manière exhaustive ce dont je parle, comme ce que fait par exemple l’école anglo-saxonne et américaine où les bouquins font tous 500 pages et, quand à la fin vous résumez ce que ça dit, vous vous dites : « Peut-être qu’il aurait pu raconter ça en 80 pages ! » J’aime avoir un lecteur actif avec moi. D’ailleurs, l’un des plus grands compliments que l’on m’a fait vient de mon éditeur, Francis Esmenard, petit-fils d’Albin Michel, qui m’a dit : « C’est quand même incroyable Éric, je lis depuis toujours, mais vos livres je m’en souviens 15 ans après alors que j’oublie tout. » Je lui ai répondu : « C’est parce que vous les avez écrits avec moi. J’ai titillé votre imagination, j’ai stimulé votre capacité à inventer une histoire, puisque je me suis contenté de distiller l’essentiel. »

Si vous aviez la possibilité de dîner avec auteur, qui serait-ce ? Que lui diriez-vous ?

J’aimerais passer un moment avec Diderot parce qu’il était un esprit libre et que rien ne lui faisait peur. Il remettait tout en question. Il était joyeux, sensuel, aimant, enthousiaste. Je pense que je me réchaufferais à son soleil. 

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Notre chronique de son dernier livre, Journal d’un amour perdu 

Photo : Pascal Ito

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