Entretien

Karin Slaughter : « la force du thriller, c’est de montrer la société telle qu’elle est »

11 mai 2018
Par Mathilde1

Dans une ville de Géorgie aux États-Unis, la femme et les deux filles d’un avocat se font agresser par deux hommes. La mère meurt, une sœur s’échappe, l’autre se fait enterrer vivante. 28 ans plus tard, la cadette est devenue avocate et se retrouve au cœur d’une tuerie. Dans un lycée, une fille a pris une arme, tué une petite fille de huit ans et le proviseur. Tel est le point de départ d’Une fille modèle, le nouveau thriller de Karin Slaughter que nous avons rencontrée.

Comment avez-vous mis en œuvre la construction de cette histoire ?

Karin Slaughter : « J’avais conscience qu’une histoire est quelque chose qui est sans cesse sujet à révision. Elle dépend de la personne qui nous la raconte, le narrateur. J’ai choisi d’utiliser délibérément plusieurs personnages qui revenaient périodiquement sur l’histoire du pire jour de leur vie et qui le racontaient chacun à leur manière. Le défi était d’écrire une histoire du point de vue de personnages très distincts, chacun racontant leur vérité, la vérité à leurs yeux. »

Est-ce un roman initiatique ?

« Pour toutes celles et ceux qui ont une famille, des frères, des sœurs, des parents, on connaît tous ce que j’ai connu avec ma grand-mère : je l’appelais et elle me parlait de quelqu’un dans la ville où j’avais grandi : « Tu te souviens de Jane », et moi « Non, pas du tout », et elle insistait « Mais si, tu t’en souviens ! », pour m’attribuer des souvenirs que je n’avais plus. En famille, on a tous une mémoire collective. Quand le livre s’ouvre, c’est sur une journée banale d’une mère avec ses deux filles, puis la journée banale bascule dans l’horreur. Ces deux personnages partent sur des chemins de vie totalement différents. Quand on les retrouve 28 ans plus tard, elles sont différentes mais elles ont ce point commun : elles sont restées ces jeunes filles apeurées parce qu’elles ont vécu un traumatisme. » 

 Une-fille-modele

Via le personnage de Gama, physicienne brillante, on se pose la question : être une femme intelligente, est-ce un problème ? 

« C’est très compliqué d’être une femme, et en plus une femme intelligente. Le personnage de Gama le prouve et illustre ça. Ce personnage est inspiré d’une professeure d’anglais que j’ai eu à 12 ans. Une femme brillante, pointilleuse, qui nous corrigeait sur la grammaire, la prononciation, non par méchanceté mais parce qu’elle aimait trouver la vérité au fond des choses. C’était difficile, car elle n’était pas perçue comme quelqu’un d’intelligent mais comme quelqu’un de difficile. Un homme aurait-il été célébré pour ce genre de qualité ? Pour une femme, cela rend la vie plus dure. Le personnage de Gama est une illustration parfaite de ce type de femme : scientifique, érudite et pourtant, on part du principe qu’elle va abandonner sa carrière pour sa vie de famille. »

Qu’est-ce qu’une fille modèle ?

« La femme modèle, c’est la femme heureuse, et qui est satisfaite de la vie qu’elle mène, que sa vie consiste à rester à la maison et élever les enfants ou à être avocate à NY ou dans une petite ville de province… Le père est un fervent défenseur de ça, ce qui est important, c’est le bonheur de ses filles. »

Le père dit qu’il faut choisir entre avoir raison ou être heureux. Pourquoi ?

« Un enseignement qu’on apprend en vieillissant, c’est qu’il vaut mieux être heureux. À force de vouloir avoir raison tout le temps, est-ce qu’on ne s’attire pas le malheur ? Surtout pour une femme, ce qu’illustre le personnage de Gama. Elle s’interroge : est-ce plus important de corriger l’élocution de ma fille ou de la serrer dans mes bras ? Et c’est pour ça que les autres femmes ne l’aimaient pas dans la ville, parce que son intelligence la mettait sur la touche. Si elle avait partagé cette intelligence, elle aurait été mieux accueillie au sein de la communauté. »

L’époque oblige à s’interroger sur la façon dont les femmes se positionnent. Vous considérez-vous comme une auteure féministe ?

« Je me considère comme auteur et féministe, pas comme une auteure féministe en un seul morceau. Il y a une distinction, c’est un choix que j’ai fait dès mon premier livre. J’ai fait le choix du réalisme. Montrer la violence, sans fard, pour ce qu’elle est. Ne pas en sous-évaluer la portée et les implications. Je n’écris pas qu’une femme est blessée : j’écris qu’elle est violée. Le viol n’est pas une affaire sexy, c’est de la violence. Je montre les choses telles qu’elles se passent pour comprendre les personnages, leurs motivations et pour sentir qu’il y a une urgence, arrêter la perpétuation de la violence. »

75% du livre est constitué de dialogue. Comment tenir une intrigue et faire avancer un récit à travers la parole des personnages ?

« C’est le principe des scénarios de films et de télévision, on demande de construire une intrigue et une action qui reposent sur la parole et les dialogues. J’avais à l’esprit le fonctionnement d’un scénario de type cinématographique : les dialogues sont un moyen de propulser l’histoire en avant et à toute vitesse, les conversations font avancer l’histoire. Je pense au livre comme étant une pulsation, un rythme. Cela peut être lent, ou très rapide, et c’est une technique que j’ai développée. Ce livre est épais, il est long. Si je m’étais appesantie sur des descriptions, j’aurais perdu cette pulsation rapide et ce rythme qui donnent envie de poursuivre la lecture.»

Comment composez-vous ?

« Je commence avec l’idée du premier chapitre, je me balade avec pendant des mois, voire des années, avant de m’installer devant mon ordinateur. Je l’imagine comme une nouvelle, une petite histoire encapsulée dans ma tête. Ce premier chapitre me donne le ton du livre, son rythme, la cadence des dialogues. Ensuite, je développe le déroulement de l’histoire : je sais qui a commis le crime et ça me permet de poser consciencieusement les indiciels au fur et à mesure. Par souci de cohérence, j’ai toujours mon coupable ! Je ne me fais pas surprendre avant la fin. C’est plus honnête de la connaître de manière à pouvoir présenter au lecteur les motivations des personnages et ce qui amène à cette révélation. »

Quelle relation père-filles pour Rusty, Sam et Charlotte ?

« Rusty est le père dont chaque fille a besoin. Je suis très complice avec mon père, on passe du bon temps ensemble, à la différence près que mon père à moi est fiable. Si je l’appelais en lui disant « j’ai besoin de toi », il sauterait dans le premier avion pour rallier la France. Rusty, si sa fille lui disait la même chose il répondrait « j’arrive dès que je peux », mais disparaitrait dans la nature pendant X jours…

Le père n’est pas quelqu’un de rancunier, c’est quelqu’un qui se pardonne à lui-même très facilement. Ce n’est pas, dans le livre et dans la vie, le cas des femmes qui ont tendance à s’attribuer la responsabilité et la culpabilité de n’importe quel drame et d’en intérioriser les répercussions. Les deux filles sont plutôt déçues par leur père, comme les enfants qui espèrent toujours secrètement que leurs parents vont être mieux, plus présents, et elles sont irrémédiablement déçues par leur père qui ne l’est pas. »

Les deux sœurs sont des sprinteuses de relai, quelle symbolique derrière cette passion ?

« La course à pied me permettait de symboliser deux choses. Pour Sam, c’est la perte de sa mobilité puisqu’elle est, dans ce drame, blessée. C’est à l’origine une jeune fille très physique. Elle devient incapable de s’exprimer physiquement à travers le sport. Charlie faisait de la course à pied puisque ça lui permettait d’être avec sa grande sœur. C’est la perte d’une intimité et d’une proximité à travers le sport. L’ouverture du livre, c’est la perte : la perte de la mère, de la maison, du sentiment de sécurité, de la joie de courir, de faire du sport, c’est une perte irrémédiable qui engendre n’importe quel type de violence, car la violence faite à ces femmes vole tout, détruit les vies. On ne peut en mesurer les manifestations que beaucoup plus tard dans la vie. »

« Un viol, c’est une façon de voler l’avenir de quelqu’un »


« Un viol, c’est comme un meurtre. C’est le meurtre de ce que la femme allait devenir. C’est son avenir qui disparait, c’est un crime traumatisant, violent, et la plupart du temps, quand les femmes en parlent, on ne les croit pas. Elles intériorisent cette violence et s’en trouvent elles-mêmes coupables. C’est la raison pour laquelle j’écris sur le viol et ces violences sans fard. Il faut montrer ce que c’est et ce que cela fait sur une femme. J’ai eu un accident de voiture il y a quinze ans, ça a entièrement changé la manière dont je conduis : j’ai peur, je suis prudente. J’ai du mal à imaginer ce qu’une telle violence [le viol] peut faire à son intégrité physique et au corps d’une femme. Je pense que la réponse est que ça enlève, ça détruit tout sentiment de sécurité. »

Est-ce une critique du système judiciaire américain ?

« En Amérique, la justice c’est comme un hôtel. Si on a beaucoup d’argent, on peut vivre une expérience formidable, si on n’a pas beaucoup d’argent, on vit une expérience horrible ! C’est le lieu de profondes discriminations. Les blancs s’en sortent beaucoup mieux que les non-blancs. Pour se sortir des mailles du filet, il faut avoir de l’argent. En France, le système n’est pas tout à fait le même, vous n’avez pas le système de caution [qui permet d’être libéré, moyennant finance, jusqu’à la date du procès]. Les gens qui n’ont pas d’argent croupissent en prison jusqu’à la date du procès. C’est ce qui se passe dans le livre avec cette jeune lycéenne, pauvre, peu éduquée, peu intelligente ni brillante, c’est typiquement le genre de personne en faveur de qui le système judiciaire ne joue pas. »

Le livre est-il un lieu où vous aimez vous engager socialement, politiquement ?

« Oui ! La littérature comme plateforme pour œuvrer au changement social et à la critique sociale, oui, c’est ce que je veux faire ! Il me semble que c’est le travail et la responsabilité des auteurs de thrillers et de romans noirs que de tendre un miroir au lecteur pour leur montrer ce qui se passe autour d’eux, dans la société. Si vous voulez en apprendre plus sur l’Histoire de l’Angleterre, je vous recommande d’ouvrir un livre de Dickens plutôt qu’un manuel d’Histoire. C’est là toute la force du roman noir, du roman policer, c’est de montrer la société en l’état, telle qu’elle est. »

Rencontre menée par la journaliste Karine Papillaud

Parution le 7 mars 2018 – 608 pages

Une fille modèle, Karin Slaughter (Harper Collins) sur Fnac.com

Découvrez leur univers

Article rédigé par
Mathilde1
Mathilde1
libraire sur Fnac.com
Sélection de produits