Entretien

Franck Thilliez : Sharko dans ses retranchements

05 juin 2017
Par Pauline

Rencontre avec l’un des grands auteurs du thriller français. Dans son nouveau livre intitulé sobrement Sharko, Franck Thilliez confronte son personnage phare à de sombres démons. En soubassements, une intrigue organique autour du sang et de la contamination… Voyage au cœur de la peur.


Pourquoi avoir intitulé le livre Sharko, du nom d’un de vos personnages principaux ?

Franck Thilliez : « J’avais envie d’impliquer encore plus mes personnages dans leur vie privée. Dans mes autres romans, ils sont touchés par des décès, profondément. Là, j’aborde leurs difficultés d’une manière différente, en les faisant basculer du mauvais côté de l’enquête policière, parce qu’ils sont fortement impliqués dans la partie négative de l’enquête… Mais le roman aurait pu s’appeler Lucie. Dès les premières pages, Lucie tue quelqu’un de manière accidentelle, dans une cave. Elle n’est pas censée être dans cette cave, elle y est de manière illégitime… Cela se transforme en meurtre. C’est Sharko qui vient à la rescousse, la sort de là et maquille le crime : il bascule. Sharko est vraiment impliqué, plus que Lucie, donc j’ai voulu appeler le roman Sharko. Lucie subit, alors que Sharko redresse la barre et fait tout pour qu’ils s’en sortent. Il est poussé dans ses retranchements, à l’extrême. C’est le personnage emblématique du couple. C’est souvent lui qui prend les devants. Ce titre résonne plus, à mon avis, dans la tête des lecteurs. »

Franck-Thillliez-Sharko



Quelle est la source d’inspiration pour Sharko ?

« Je voulais traiter un sujet médical et scientifique : le sang. C’est un grand thème qui m’intéresse depuis des années, ce liquide mystérieux en nous. C’est un sujet riche, à développer. Entre l’histoire, la mythologie, la science, le scandale du sang contaminé… Il y a beaucoup de choses à raconter, c’est un bon sujet. Cet intérêt pour les sujets scientifiques, je l’ai depuis tout jeune. J’ai une formation scientifique, j’aime la science, découvrir comment le monde et l’univers fonctionnent, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Tout ce qui touche à l’être humain, à notre comportement, à notre fonctionnement m’intéresse. J’ai écrit sur la mémoire, les cerveaux, les virus, et là, le sang… Ces sujets me touchent, m’expliquent à moi-même comment je fonctionne, mais je sais aussi que cela intéresse les gens. Le sang, ça fait partie de nous, de notre vie, donc je leur explique un peu comment eux-mêmes fonctionnent. C’est ça l’intérêt des livres : ce n’est pas juste raconter une histoire policière, qui en soi se suffirait à elle-même, mais avoir cette couche supplémentaire de culture, se poser des questions, avoir des intérêts naissants pour d’autres sujets. »

Dans ce nouveau roman, la vie du couple Henebelle/Sharko est sur le point de basculer : pourquoi torturez-vous ainsi vos personnages ?

« Mes personnages ont des destins compliqués, c’est pour ça qu’on les aime. Ils réussissent à surmonter les difficultés, les épreuves sur leur chemin. Les lecteurs parfois m’en veulent : « Pourquoi c’est si compliqué pour eux ? » Mais c’est ce qu’on attend de ce genre de lecture. On est dans le genre du thriller, du noir. Les personnages doivent être chahutés comme dans une tempête. Il faut trouver cet équilibre entre les parties négatives et un peu de positif aussi. On aime les personnages torturés, cabossés par la vie, mais qui s’en sortent. Ils sont plus proches de nous, puisque nous aussi, nous avons nos problèmes, de moindre envergure. Ces personnages sont humains, ont leurs difficultés, et, malgré tout, continuent à avancer. »

Sharko de Franck Thilliez (Fleuve noir)



Comment se prépare l’écriture d’un livre de cette ampleur, sur un milieu comme le satanisme, peu connu du grand public ?

« Je prends toujours des sujets qui m’intéressent depuis plusieurs années, dans lesquels je ne me suis pas encore plongé à plein temps. Ça se fait au fil du temps : d’abord aborder le thème, puis vient le temps de traiter le sujet. Je me plonge dans la documentation, dans le dur, et je fais des rencontres, je lis beaucoup. Ça part toujours de là, quel que soit le roman. On aborde ces milieux, noirs, peu connus, on gratte la surface… J’essaie de plonger dans les strates les plus profondes. Ça commence par le gothique : c’est ce qu’on voit, ce qu’on entend. Je dérive un peu vers le satanisme, au-delà encore, il y a d’autres couches… J’aime m’enfoncer vers ces couches inférieures, le noir de la société. Ça ne se fait pas facilement, mais un peu à la manière dont les enquêteurs le font : par couches successives, par rencontres, avec des portes qui s’ouvrent au fur et à mesure. Ce sont des sujets passionnants, parce que les gens connaissent sans connaître, et ils ont envie de savoir comment ça se passe. Mon rôle est de leur expliquer un peu tout ça. »

La peur est l’essence de vos romans : pour vous, c’est quoi la peur ?

« La peur, c’est l’un des instincts primaires de l’homme. Il y a quarante mille ans, les hommes sont apparus avec cet instinct, qui est celui de la survie. Si les hommes ont pu survivre jusqu’à présent, c’est grâce à la peur. C’est l’émotion du danger, toutes les réactions physiologiques qui se passent. Dans le roman noir, on génère de la peur et on la transmet à nos lecteurs : on essaye d’en comprendre les mécanismes pour procurer le frisson à la lecture. On se rend vite compte que c’est une émotion qui est censée nous protéger. Quand on n’a plus peur, on est complètement démuni, livré au monde. Le système de défense disparaît. C’était intéressant de prendre la chose à contre-courant : qu’est-ce qui se passe quand on n’a plus peur ? Dans l’intro, se lance un défi entre le plongeur mêlé aux requins, il provoque le danger, et on voit ce qui se passe quelques pages plus loin… »


Est-ce que vous connaissez toujours la fin de vos romans quand vous commencez l’écriture ?

 « Je connais plus ou moins la fin quand j’écris, mais c’est un gros bouquin, c’est compliqué d’avoir une image très précise. Dans l’année d’écriture du livre, la moitié du temps est dédié à la documentation, à essayer d’imaginer l’histoire. Quand je me documente, l’histoire se construit aussi en même temps. Et la construction de l’histoire appelle de la documentation… C’est quelque chose d’itératif. Quand j’écris la première phrase, j’ai une vision de mon histoire qui se résume à des points successifs qui sont, soit des retournements de situations, soit des moments d’émotions très forts. L’écriture consiste à relier ces points les uns aux autres, en gardant toute la magie, l’instinct, l’inconnu. Parfois on essaie de rejoindre des points, mais l’écriture, les personnages font qu’on dévie. Après on essaie de revenir vers le chemin qu’on s’est fixé, mais c’est toujours différent d’un livre à l’autre. Heureusement ! Ce n’est pas juste de la rédaction, mais une aventure à chaque nouveau livre. »

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Comment ça se tient le rythme d’une publication par an ?

« C’est compliqué d’écrire un livre par an : ce sont des gros livres, qui sont complexes. Je dirais que c’est une question de travail. C’est du 7h30 à 17/18h le soir, consacré à mon livre. C’est une masse horaire qui fait que j’arrive à sortir un livre par an, et une méthode de travail, une rigueur. Cet ensemble d’éléments font que je suis connecté à mon histoire en permanence, ce qui me permet pour l’instant de tenir ce rythme, mon rythme à moi. J’ai écrit les quatre premiers livres en étant au travail, j’étais ingénieur. J’arrivais quand même à en écrire un par an, ça me correspondait bien. Quand j’ai arrêté mon activité professionnelle, j’ai eu « trop » de temps, même si bizarrement c’est court. Ça m’a permis de mieux me documenter, d’aller voir les gens, c’est le rythme qui me convient. Comme je fais d’autres choses à côté, c’est plus ça qu’il faut réussir à régler, alléger les projets annexes. Ce qui pourrait me freiner à l’avenir c’est de ne plus trouver les idées : plus on écrit, plus on puise dans ses ressources. À un moment, il faudra plus de temps pour trouver des idées originales. »

Aller au-delà du thriller, c’est quelque chose que vous envisagez ?

« Le thriller est un genre riche, on peut faire beaucoup de choses différentes. Du roman noir, de la SF, du fantastique… C’est très vaste, mais je change de média puisque j’ai fait une adaptation de BD, Puzzle. C’est quelque chose de nouveau. À la fin de l’année, je ferai une BD pour les 10-14 ans. Ça reste du thriller, car la BD doit leur procurer un frisson, mais c’est un public différent. Et puis peut-être à l’avenir un roman. J’habite la région du Nord, il s’est passé plein de choses pendant la Première Guerre mondiale, dans les mines et sur le front… Je rassemble lentement des éléments… C’est une réflexion de fond, qui viendra peut-être se greffer un jour sur les polars. »

Et le prochain livre ?

« Ce ne sera pas un livre avec mes personnages récurrents, puisque j’aime bien alterner, une année sur deux. J’aime bien faire des choses différentes que je ne peux pas faire avec mes personnages. Il s’agira d’une histoire peut-être d’enlèvement, d’enquête encore, mais différente d’une histoire policière. Je n’ai pas de thème fort, mais je parlerai de la mémoire, des souvenirs… J’essaie de mettre les éléments en place pour pouvoir aborder l’écriture prochainement. »

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Parution le 11 mai 2017 – 576 pages

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Pauline
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