Romancier incontournable, fabuleux nouvelliste, auteur d’essais, de poèmes et de pièces de théâtre, ayant travaillé aussi bien pour le cinéma que la télévision, associé à de nombreux projets, Ray Bradbury, disparu le 6 juin 2012, aura marqué l’imaginaire littéraire et collectif de son écriture poétique à l’humanisme sombre. Retour hommage sur le créateur unique des Chroniques Martiennes et de Fahrenheit 451.
Ray Bradbury : 22 août 1920 – 6 juin 2012
Technophobe Bradbury ? S’il n’était au coeur de nombreuses prescriptions de lectures scolaires, on pense à l’ininflammable Fahrenheit 451 bien sûr (nous y reviendrons), mais aussi aux Chroniques Martiennes, il est certain que le nom de Ray Bradbury n’évoquerait pas grand chose à nos têtes blondes soumises au diktat de l’immédiateté et de la technologie de confort.
Car il faut dire que ce grand écrivain notamment de science-Fiction, qui nous a quitté à l’âge de 91 ans, ne cachait pas ces dernières années son aversion, à tout le moins sa méfiance envers les nouvelles technologies de l’Homo modernus consommatus. À son goût : trop d’internet, trop de tablettes, et autres machines envahissantes et aliénantes de notre quotidien. De là à en faire un barbon réactionnaire il n’y a qu’un pas que d’aucuns ont franchi allègrement. Procès d’intention facile et raccourci hâtif qui mettent en lumière la profonde méconnaissance de l’œuvre et de son auteur. Un peu comme si au sortir de la lecture de Fahrenheit 451, on en déduisait qu’il s’agissait d’un roman contre les pompiers.
On clôturera la non-polémique par cette fameuse citation de Bradbury : « You don’t have to burn books to destroy a culture. Just get people to stop reading them. » Passons…
Des poèmes aux romans de SF
Romancier incontournable, fabuleux nouvelliste, auteur d’essais, de poèmes et de pièces de théâtre, ayant travaillé aussi bien pour le cinéma que la télévision, associé à de nombreux projets en extra (Pavillon des Etats-unis de L’exposition Universelle à New-York en 1964 ; association créative avec Disneyland etc), Ray Bradbury était à l’aise aussi bien dans le genre de la science-fiction, tout autant voire plus dans le fantastique (La Foire des Ténèbres est un immense roman initiatique qu’il faut avoir lu !) et la littérature au sens large (La Solitude est un cercueil de verre ; La Baleine de Dublin).
Né à Waukegan en Illinois le 22 août 1920, il commence à écrire dès l’âge de 11 ans. Pleinement autodidacte, malgré un cursus universitaire, le futur écrivain fera pas mal de petits boulots avant de vivre décemment de sa plume à partir de 1943, produisant quantités de romans, et encore plus de nouvelles, qui se caractérisent tous par une poésie pessimiste et la primauté des rapports humains. Son œuvre mainte fois saluée a reçu de nombreux prix d’importance (le World Fantasy Award en 1977, le Nebula en 1988, le Bram Stoker Award en 1989, et d’autres), et le Prix Nebula du meilleur scénario qui préexistait depuis 1973 est devenu en 2009 le Prix Ray Bradbury… Logique retour des choses.
Malgré une production importante, tant en quantité qu’en qualité, ce sont véritablement deux romans qui vont mettre en lumière l’auteur auprès d’un large public : Chroniques Martiennes en 1950 et surtout Fahrenheit 451 en 1953. Le premier, critique sociale directement rattachée au genre SF, est un récit de colonisation et de confrontation avec l’Autre qui puise ses racines dans le contexte de son époque de rédaction, à savoir la peur de l’atome et les affres du MacCarthysme. Hors de ces considérations demeure une belle œuvre aux thèmes toujours sensibles mais au style un peu daté si l’on souhaite mon avis. On choisira ici de se pencher plus avant sur le second roman.
« Fahrenheit 451, la température à laquelle un livre s’enflamme et se consume… »
Ce récit d’anticipation propose la vision sinistre d’une société totalitaire où les livres sont désormais interdits, où même toute trace écrite est jugée comme dangereuse à l’équilibre des individus et partant de la paix sociale. Les grands œuvres écrites qui ont fait la culture de l’Humanité sont désormais persona non grata dans les foyers et lieux publics, de même que l’on traque toute forme de texte. Pire,une brigade de pompier spécialisée est chargée de les brûler. Le concept même du soldat du feu pyromane en dit déjà long sur l’inconscient de ce modèle de société et l’inversion des valeurs qui y règne.
À l’opposé, l’usage de la télévision est encouragé, et il est amusant au passage de noter que dès les années 1950, Bradbury imagine déjà nos larges écrans plats, l’interactivité manipulatrice et l’omniprésence de la publicité, voire de la sinistre télé-réalité ! Car il faut bien supprimer le dernier moyen de s’isoler de l’abrutissement généralisé, à savoir le livre. C’est par les yeux d’un de ces pyromanes d’État, simple exécutant de la technocratie que Bradbury déroule son histoire. Professionnel consciencieux, trouvant un temps dans son travail un contre-point à sa vie privée apathique, le personnage du pompier Montag va découvrir toute la portée de ses actes et rejoindre la résistance, car en secret les lecteurs s’organisent… Fahrenheit 451 étant aussi un merveilleux livre sur la conscience et la mémoire, où le style délicatement poétique de Bradbury contraste avec la teneur pessimiste du propos.
Ce texte écrit en 1953 demeure toujours aussi efficace et par son statut aujourd’hui de classique s’affranchit largement des limites de l’étiquette science-fiction comme souvent les œuvres à portée universelle. Lecteur boulimique ou frugal, il faut avoir lu Fahrenheit 451, tant les interrogations du roman résonnent largement dans notre quotidien à la réalité tronquée par la sur-communication et le « placement produit ». D’ailleurs on est en droit de se demander ironiquement si la purification par le feu n’est pas en passe d’être subtilement remplacée par la noyade informationnelle et la dématérialisation en devenir… Angoissant effet de la technologie et du culte de l’immédiat dans une société voulue comme « axiologiquement neutre » (au sens où l’entend le philosophe Jean-Claude Michéa), perpétuellement interconnectée, et où pour réaliser le meilleur des mondes, on en viendra gentiment à escamoter le support autrefois privilégié de sa critique et de son interprétation, à savoir le livre.
C’est donc peut-être bien Gutenberg qu’on assassine, par la noyade si ce n’est par le feu, c’est plus discret, plus hygiénique aussi, plus moderne dirons-nous… Technophobe Bradbury ?! Non, comme tout bon écrivain de science-fiction, juste avec un temps d’avance !
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