Écrivain et scénariste de science-fiction, Michael Roch a récemment publié Tè mawon. Ce roman afrofuturiste se concentre sur des laissés-pour-compte cherchant à retrouver la terre de leurs ancêtres, enfouie quelque part sous une ville techno-futuriste. Rencontre.
Votre roman s’inscrit dans la science-fiction, et plus précisément dans l’afrofuturisme. Qu’est-ce que l’afrofuturisme ?
L’afrofuturisme est un mouvement pluriartistique appartenant à la science-fiction. Il porte non seulement sur la littérature, mais aussi sur la musique, le cinéma ou les arts plastiques. Il a été clairement identifié dans les années 1990, bien que ses origines remontent à la seconde moitié du XIXe siècle. Pendant la guerre de Sécession aux États-Unis ou l’occupation coloniale africaine, les artistes ont utilisé la fiction spéculative comme un outil d’émancipation politique. L’afrofuturisme, depuis ses origines, allie technologies avancées, mysticisme et problématiques afrocentrées. C’est un mouvement de récits futuristes s’intéressant à des personnages qui ont souvent été mis à la marge de la science-fiction traditionnelle occidentale.
Cependant, l’afrofuturisme francophone tarde à se développer. C’est un manque dans la culture et dans l’imaginaire collectif qu’il faut aller travailler parce qu’il est extrêmement riche, à la fois d’images et d’idées, et ce serait dommage de priver le monde de ces éléments-là.
Dans quel monde futuriste se déroule l’intrigue de votre roman ?
Tè mawon se situe dans l’univers de Lanvil, une mégalopole gigantesque qui s’étend horizontalement de Cuba jusqu’au Venezuela, reliant les anciennes îles. C’est une ville tentaculaire ayant recouvert et masqué les îles que l’on connaît de notre arc caribéen. Elle s’étend donc verticalement, en couches sociales : celles endiguées, repliées sur le cœur de Lanvil, et celles en relation avec le reste du monde. L’intrigue se déroule dans cette ville aux alentours des années 2070-2080, dans un monde hautement technologique, cyberpunk.
« L’afrofuturisme francophone tarde à se développer. C’est un manque dans la culture et dans l’imaginaire collectif qu’il faut aller travailler parce qu’il est extrêmement riche, à la fois d’images et d’idées, et ce serait dommage de priver le monde de ces éléments-là. »
Les personnages que l’on suit sont à la recherche de ce qu’ils appellent le Tout-Monde, qui serait la terre de leurs ancêtres restée quelque part enfermée sous les tours de Lanvil. Cette recherche est, en fait, une quête relationnelle, de “l’être-ensemble”. C’est une quête transformative de l’universalisme originel vers un diversalisme républicain – faire univers avec toutes ses diversités.
Hologramme, blockchain, intelligence artificielle, beaucoup de technologies sont mentionnées dans votre livre…
Ce sont des technologies qui sont en train d’émerger, dont on a les premiers contours en termes de développement, de puissance. On peut d’ores et déjà spéculer dessus pour imaginer quels seront leurs usages dans le monde de demain, même si elles ne sont pas encore démocratisées.
L’approche technologique est, cependant, secondaire. Je suis plus attiré par les aspects sociétaux du futur, qui sont vraiment au cœur du roman. La question qui m’intéresse est celle du corps qui subit un système contraignant, embarqué ou malmené par une technologie dont les forces tragiques le dépassent. J’interroge et je cherche à représenter la vie des individus dans cet univers-là. Le côté cyberpunk sert d’outil pour permettre aux personnages de s’émanciper de leurs conditions, en creusant le rapport à la société. Avec Tè mawon, je m’inscris dans le prolongement des explorations afrofuturistes, où le rapport à la technologie futuriste est une métaphore d’un monde qui échappe aux protagonistes, ou qui leur permet d’avancer.
Pour ce livre, je me suis inspiré de ce dont est constituée ma vie quotidienne, la culture qui m’entoure, mais aussi de lectures comme le Traité du Tout-Monde d’Édouard Glissant ou Le Conteur, la nuit et le panier, dernier roman de Patrick Chamoiseau. Ce sont des fondations à la pensée sociale déployée dans le roman.
Lorsque vous évoquez les écrans, vous parlez de colonisation, avec les écrans qui manipulent les comportements et éloignent du réel.
Ce que je veux dire, c’est que la colonialité est une composante de notre société actuelle. Au sortir des empires coloniaux, la construction sociétale des rapports de domination ne s’est pas volatilisée, elle existe encore de manière plus ou moins systémique. Mais la nouvelle colonisation – par les écrans – dépasse les constructions du siècle passé, notamment raciales et genrées, et repose désormais sur cette consommation des écrans. Elle permet, en fait, une manipulation des masses qui va être indifférenciée des origines ethniques ou sociales des personnes.
« La question qui m’intéresse est celle du corps qui subit un système contraignant, embarqué ou malmené par une technologie dont les forces tragiques le dépassent. »
Les écrans de Lanvil et leurs projections éloignent mes personnages du réel. Ils et elles sont en lutte avec les projections qu’ils se font des autres. Ils s’aveuglent, construisant virtuellement des réalités qu’ils alimentent de fantasmes et de préjugés, et oublient que c’est à partir de leur réalité quotidienne, déconnectée, au plus proche de leur corps, qu’ils doivent enclencher la lutte : le combat contre le repli sur soi.
Dans votre ouvrage, différents langages sont présents, comme le français, le créole et le verlan. Pourquoi ?
C’est une manière de donner aux lecteurs et aux lectrices l’expérience de ce Tout-Monde présent dans le livre, de ce monde mis en relation, emmêlé et cherchant une voie pour se démêler. L’usage de toutes ces langues permet à celui ou celle qui lit d’approcher le processus de créolisation qui, pour reprendre les mots d’Édouard Glissant, est le processus par lequel plusieurs cultures sont mises en contact, de manière brutale et accélérée, et qui a pour résultante le jaillissement imprévisible d’une nouvelle donnée culturelle. Ce processus perdure et évolue de lui-même sans jamais fixer l’identité. Les lecteurs peuvent ainsi prendre position : soit entrer en relation, soit se replier sur soi.
L’usage de ces langues illustre la relation entre les différentes strates de la société, de haut en bas et du cœur vers l’autour. Cette mise en contact par le langage, à la fois des personnages présents dans Lanvil où le monde entier se retrouve et, par prolongement, l’exercice qu’en fait le lectorat, est un premier pas vers un respect et un souci de la différence.
Tè mawon, Michael Roch, La Volte, 18 €.