Le recours aux financements participatifs est désormais récurrent dans le milieu rôliste. Les éditeurs ne peuvent plus s’en passer, ou presque, mais ce modèle économique n’est pas sans risques.
Depuis le 13 avril, Christian Grussi ne quitte plus le pont du Rafiot Fringant, la maison d’édition de jeux de rôles qu’il a fondée en 2018. Seul maître – et matelot – à bord, il redouble d’efforts pour s’assurer que son nouveau jeu, Tribute, voit le jour. Pour cela, il passe par Ulule et le monde des financements participatifs, bien connu de tous ceux qui naviguent dans le milieu du jeu de rôle.
Depuis l’apparition de Kickstarter en 2009, ce système appelé crowdfunding chez nos cousins anglo-saxons s’est peu à peu imposé comme la norme chez les éditeurs de jeux de rôle. Et pour cause : malgré son récent regain de popularité, ce marché de niche avait du mal à lever des capitaux de manière plus classique. Surtout, il compte de nombreux acteurs indépendants comme Christian, qui brillent plus par leurs idées que par leurs capacités d’investissement.
Pour les grands et les petits
Ce n’est pas tant que Christian Grussi soit un nom méconnu des rôlistes, loin de là : il s’est illustré au sein des éditions Sans-Détour, ancien acteur majeur du secteur. Seulement, pour résumer simplement sa situation : « Je me lance à mon compte, je n’ai pas de trésorerie, je ne peux pas avancer l’impression, et mon salaire actuel, c’est les aides de retour à l’emploi. Niveau banque, ça aurait été très compliqué d’obtenir un prêt. Donc je fais un financement participatif. »
Concrètement, sans cette aide, Tribute ne pourrait jamais être publié, ou alors dans une forme beaucoup moins alléchante pour les joueurs, seulement en PDF, avec beaucoup moins d’illustrations. « L’entreprise elle-même n’aurait jamais vu le jour », estime le jeune éditeur, pour qui le système du financement participatif est une vraie chance.
Et il n’est pas le seul à en profiter. Même des maisons d’édition bien établies comme Black Book Editions, un des leaders du marché francophone, y ont recours. L’entreprise a même créé sa plateforme dédiée en 2013 : Game On Tabletop. Depuis, ce modèle est devenu la norme et aujourd’hui, mis à part pour quelques licences éminemment célèbres, « on ne lancerait plus un nouveau jeu sans passer par un financement participatif », assure Damien Coltice, qui gère ces campagnes commerciales d’un nouveau genre pour Black Book.
La raison est très simple : même pour une grande maison d’édition, même avec la trésorerie nécessaire, et même si le jeu est distribué en boutique ensuite, son succès commercial dépend de plus en plus d’une campagne de crowdfunding. « Comme toujours, il n’y a pas de règles gravées dans le marbre, prévient Damien Coltice. Des jeux qui marchent très fort en financement participatif ne se vendront pas forcément bien en boutique, et inversement. Mais ce qui reste vrai, c’est que le financement participatif est un accélérateur d’un point de vue marketing. On peut toujours comparer les chiffres de ventes et trouver des contre-exemples, mais on voit bien que les jeux qui passent par ce système ont entre 50 et 100 fois plus de likes et de partages sur les réseaux sociaux que ceux lancés sans financement participatif. »
Black Book Editions a même fait un test avec un supplément pour le jeu Pathfinder, poids lourd du marché. Ce produit a été lancé en simple « précommande », mais a été accompagné d’un véritable effort de communication. Il n’empêche, Damien Coltice a constaté une baisse de 30 % à 40 % de la mobilisation des acheteurs par rapport aux autres suppléments du jeu lancés avec un financement participatif. Les raisons sont multiples : « Il n’y avait pas le risque que la campagne n’aboutisse pas, il n’y avait pas de page Internet dédiée qui ait l’apparence d’un crowdfunding, il n’y avait pas de paliers à débloquer, car nous avions déjà tout inclus dans l’offre… » Bref, ça ne ressemblait pas à ce qui correspond désormais aux habitudes d’achat des rôlistes.
Investir de l’énergie pour obtenir des financements
Partant de ces expériences, on pourrait s’attendre à ce que tous les éditeurs s’inscrivent sur Game On Tabletop, Ulule ou Kickstarter pour appâter le chaland. Seulement, s’il y a beaucoup à gagner avec un crowdfunding, il y a aussi beaucoup à perdre. À commencer par du temps et de l’énergie. Christian Grussi travaille ainsi depuis un an à la simple réalisation de sa campagne de financement. Il faut dire qu’il veut faire les choses « de la manière la plus éthique qui soit », en contentant aussi bien les clients que les auteurs qui travaillent avec lui sur le jeu et les boutiques qui le vendront à sa sortie.
Mais pour ce faire, il ne peut pas se contenter d’être actif durant le petit mois que durera la campagne de levée de fonds. « Cela fait déjà depuis la mi-janvier que je travaille quasiment à 100 % sur la préparation du financement et des communications qui l’accompagnent. Il faut ensuite que je sois omniprésent tout au long de la campagne pour l’animer. » Qui dit participatif, dit des clients qui s’attendent à une certaine proximité avec le créateur, à des retours réguliers sur l’avancée du processus créatif… « Ça nécessite un investissement, une énergie non négligeables ! »
Cette énergie, celui qui se fait appeler John Grumph (ou Le Grumph) préfère la mettre ailleurs. Célèbre artiste de la scène indé du jeu de rôle français, il produit en moyenne six jeux par an depuis la création de son label d’autoédition Chibi, en 2015. Gérer la communication d’une campagne de financement pour chacun de ses projets serait donc un travail de titan qu’il ne veut pas assurer seul. Ça ne le gêne pas de participer aux crowdfundings des maisons d’édition avec lesquelles il collabore, mais, quand il mène ses propres projets, il s’en passe.
« En plus, ça nécessite une logistique compliquée, il faut maîtriser tout l’aspect financier derrière en sachant bien combien va coûter chaque étape, et l’envoi des livres, ensuite, est très compliqué. Moi, c’est un travail, que je ne veux pas faire. » Il préfère donc diffuser ses jeux directement via une plateforme de Print On Demand. C’est plus simple, il s’évite les intermédiaires et s’assure que ses titres seront éternellement disponibles sur Internet pour le public. Et puis, s’il se montre aussi réticent vis-à-vis des crowdfundings, c’est qu’il n’a pas gardé un très bon souvenir de la seule campagne qu’il a gérée de bout en bout.
« J’ai été l’un des premiers à utiliser ce système, en 2007, pour le financement de Mahamoth », se souvient John Grumph. À l’époque, on ne parlait pas de financement participatif, mais de « rançon », bien que le principe soit le même. « C’était la promesse d’un modèle intéressant, qui renversait tout ce qui se faisait dans le monde de l’édition. L’idée était de réunir l’argent pour être payé pendant la phase de travail, alors que le processus normal c’est de travailler gratuitement pendant des mois pour être payé ensuite. »
Mais le résultat n’a pas été à la hauteur de ses attentes. Non pas qu’il n’ait pas financé son jeu, loin de là. « J’ai récolté la somme nécessaire et le jeu est sorti, rassure-t-il. Mais j’ai souffert sur ce projet, car j’avais prévu qu’il me prendrait quelques semaines de travail, alors qu’il m’a pris 12 à 14 mois. Je me mettais beaucoup de pression pour ne pas décevoir les donateurs. » Pendant ce temps, ces derniers, impatients d’obtenir ce pour quoi ils avaient payé, relançaient l’auteur. Le produit final a ravi les souscripteurs, mais l’expérience a échaudé le créateur.
Des succès pas si automatiques
Des histoires comme celles du Grumph, le monde du jeu de rôle en a connu plus d’une, avec des fins pas toujours aussi heureuses. Damien Coltice se souvient ainsi de la gamme Pavillon noir, accouchée dans la douleur par Black Book Editions, quatre ans après son financement. Christian Grussi retient lui aussi les erreurs commises par Sans-Détour, qui lui ont valu un burn-out et ont contribué à faire couler l’entreprise, alors même qu’elle venait de mener à bien une campagne couronnée de succès, puisqu’elle avait rempli son objectif à 1 522 %.
Les raisons de ce genre d’échecs sont nombreuses : mauvaise estimation des coûts, paliers promettant des bonus beaucoup trop chers à produire, mauvaise appréciation de l’effort que devra fournir l’équipe créatrice pour tenir les délais et les promesses… « Un financement participatif, c’est un piège autant qu’une chance, résume Damien Coltice. Si on ne maîtrise pas ses coûts, on peut prendre des décisions qui seront catastrophiques par la suite. Il y a plein de paramètres qui peuvent faire qu’à la fin, le projet va coûter plus cher que prévu et rapporter beaucoup moins d’argent qu’espéré, voire en faire perdre. »
Christian Grussi le sait bien et il a retenu les leçons des erreurs commises par son ancienne direction. Voilà, par exemple, pourquoi il présente un produit déjà presque fini à ses potentiels souscripteurs. Et il fait bien. Car, désormais, sur le marché français, « le financement participatif est presque une forme de précommande », explique Laura Hoffman, business manager chez Game On tabletop.
« Ce n’est pas juste une levée de fonds pour quelque chose qui n’existe pas. La plupart des jeux proposés lancés sur notre plateforme sont bien avancés. C’est vraiment une particularité de ce milieu du jeu : les souscripteurs s’attendent à avoir déjà un très bon aperçu du produit, ce qui n’est pas forcément le cas des projets dans d’autres catégories. Dans le jeu, le crowdfunding n’est pas une forme de don, c’est vraiment un acte d’achat. »
C’est le genre d’idées que Laura Hoffman et son équipe essaient de faire entendre aux porteurs de projets qu’elles accompagnent, évitant ainsi bien des déconvenues aux créateurs de jeux en se basant sur ce qui a réussi ou échoué avant. Ce travail porte ses fruits et la structure fondée par Black Book Editions s’enorgueillit désormais d’arriver à « 90 % de campagnes réussies », que ce soit sur le marché francophone, anglophone, allemand ou italien. Depuis sa création, Game On Tabletop a ainsi accompagné 408 créateurs avec un total de 22 541 799 € récoltés, pour le plus grand bonheur des rôlistes qui ont ainsi eu l’occasion de découvrir des jeux qui n’auraient sans doute jamais pu voir le jour.