L’écrivain britannique David Peace vient de clore, avec Tokyo revisitée, sa trilogie japonaise. Nous avons profité des Quais du polar, du 1er au 3 avril à Lyon, pour le rencontrer.
Après avoir beaucoup écrit sur l’Angleterre, votre pays natal, pourquoi avoir décidé d’écrire sur votre terre d’accueil, le Japon ?
On m’a beaucoup dit que mon amour pour Tokyo transpirait de chaque page de cette trilogie. Ça me réjouit, parce que j’ai un lien viscéral avec cette ville. Je suis venu pour la première fois à Tokyo en 1994 et j’y vis encore aujourd’hui. Je me suis immédiatement senti comme chez moi. J’y ai rencontré ma femme, j’y ai eu deux enfants. C’est à Tokyo que j’ai vraiment commencé à me sentir écrivain. J’ai d’ailleurs écrit la plupart de mes œuvres ici – dont Le Quatuor du Yorkshire.
Au fur et à mesure que le temps passait, je me suis mis à lire de plus en plus de littérature japonaise. J’ai eu besoin de comprendre l’esprit et l’histoire du pays dans lequel j’habitais, dans lequel je construisais ma vie. Ce sont ces lectures qui ont nourri mon envie d’écrire un roman sur Tokyo. Tout le monde a l’image de la mégalopole gigantesque et ultramoderne, avec des buildings à perte de vue, mais, en 1945, au lendemain de la guerre, c’était une ville en ruine. J’ai voulu comprendre comment une ville pouvait se reconstruire en partant de zéro, tout en étant occupée par l’ennemi américain. C’est pour cela que la période de l’occupation sert de cadre à toutes les intrigues policières de la trilogie. Cette période étrange sert de point de départ à l’entrée du Japon et de Tokyo dans la modernité.
Faites-vous un lien direct entre les crimes que vous racontez et le lieu, l’époque dans lesquels ils sont commis ?
Dans mon écriture, le contexte est primordial. J’ai toujours pensé qu’un crime n’arrivait jamais par hasard, qu’il était commis dans un lieu précis, à une époque précise. La société dans laquelle a lieu le crime est souvent tout aussi coupable que celui qui a commis l’irréparable. J’ai lu un jour un livre intitulé Shocking crimes of Post-War Japan qui relatait tous les crimes qui ont marqué l’histoire japonaise des 50 dernières années. Dedans, j’ai découvert trois chapitres consacrés à trois crimes commis pendant cette fameuse période de l’Occupation. C’était des chapitres très courts, peu développés, qui n’ont fait que stimuler mon imagination et qui m’ont poussé à mener l’enquête plus en détail. Chacun des crimes est le point de départ d’un des tomes de la trilogie.
« J’ai toujours pensé qu’un crime n’arrivait jamais par hasard, qu’il était commis dans un lieu précis, à une époque précise. »
David Peace
Comment décrire cette période trouble de l’occupation du Japon ?
La période de l’occupation américaine dure sept ans, de 1945 à 1952. Aujourd’hui encore, les États-Unis ont une présence militaire au Japon. Énormément des structures qu’on retrouve aujourd’hui au Japon ont été construites pendant l’occupation américaine. Pour le pays, le changement a été radical, un virage à 180 degrés. Jusqu’en septembre 1945, c’était un Empire dirigé par un envoyé de Dieu et, d’un coup, tout s’est arrêté. Les Américains sont arrivés avec une forme de New Deal très libéral et ont imposé une démocratie vantant l’égalité pour tous. Ce qui semble d’ailleurs paradoxal aujourd’hui quand on pense que les libertés accordées au peuple conquis japonais étaient refusées aux soldats noirs américains. C’est une période extrêmement chaotique et traumatique, qui continue à hanter le Japon. Le système étatique en place aujourd’hui leur a été imposé par le vainqueur américain.
Tous vos romans ont un point commun : ils sont inspirés d’une histoire vraie. Est-ce indispensable pour que votre écriture s’épanouisse ? Comme effectuez-vous le travail préalable à l’écriture ?
J’écris pour comprendre le présent et, pour cela, je me focalise sur le passé. J’ai besoin de m’inspirer d’une histoire vraie, d’un crime ayant réellement eu lieu pour ensuite faire naître du romanesque. Quand j’écris, je passe plus de temps à la bibliothèque que dans ma propre maison. Les journalistes étant les premiers historiens, je parcours d’abord toute la presse de l’époque. Puis je me plonge dans la fiction. Si on prend par exemple Tokyo revisitée dont une partie se déroule en 1949, j’ai lu tous les romans japonais de cette année-là, vu tous les films, écouté toutes les musiques. Je veux être en immersion totale dans l’époque que je raconte. Quand je me sens exister dans ce monde, que je peux le toucher, le sentir, le moment est venu d’écrire.
Pourriez-vous nous raconter en quelques mots « l’incident Shimoyama » qui est au cœur de votre livre ?
En 1949, les Américains tournent la vis. Les communistes ont remporté la guerre civile en Chine, c’est le début de la Guerre Froide et le Japon devient un lieu crucial. Pour lutter contre l’influence grandissante du Parti communiste japonais et des syndicats, le gouvernement américain ordonne à Sadanori Shimoyama, président des chemins de fer japonais, de renvoyer d’une seul coup 100 000 hommes affiliés au Parti communiste. La nouvelle s’ébruite et Shimoyama ne sait pas quoi faire, il est soumis à une immense pression. Le 5 Juillet 1949, juste à côté de là où j’habite aujourd’hui, son corps est retrouvé sur la voie de chemin de fer, décapité et démembré par le passage d’un train. Immédiatement, deux camps s’opposent. Certains avancent le suicide, d’autres le meurtre, impliquant soit les syndicats, soit les Américains, soit les soviétiques. On ne sait toujours pas aujourd’hui ce qu’il s’est réellement passé.
« Je crois qu’il faut se rendre à l’évidence : l’écriture tourne irrémédiablement à l’obsession chez moi. »
David Peace
L’incident Shimoyama est très important dans l’histoire japonaise – presque au niveau de l’assassinat de Kennedy aux États-Unis ! Il y a énormément de romans, de films et de travaux de journalistes ou d’historiens qui multiplient les théories. J’ai été pris dans une spirale sans fin. Si le livre a mis presque dix ans à s’écrire, c’est parce que je me suis rendu compte à un moment que j’essayais de résoudre l’affaire, pas d’écrire un roman !
Pour un romancier comme vous, qui écrit des choses très noires, très dures, est-ce qu’il n’y a pas un moment où le poids devient trop lourd à porter ?
Après Tokyo, ville occupée, le second tome, j’ai immédiatement voulu achever la trilogie et commencer la rédaction de Tokyo revisitée. Mais, après deux ans sans y arriver, j’ai senti que j’étais fatigué par la noirceur. Cela affectait les gens autour de moi, et je ne voulais pas que mes enfants grandissent dans la paranoïa de leur père. J’ai eu besoin de souffler. C’est là que j’ai écrit Rouge ou mort et que je me suis pris de passion pour Bill Shankly. Mais là encore, je me mettais à parler avec sa voix, je me sentais au cœur des tribunes d’Anfield alors que mes enfants supportent Manchester United. Je crois qu’il faut se rendre à l’évidence : l’écriture tourne irrémédiablement à l’obsession chez moi.
Alors que le polar est un genre qui vise souvent l’efficacité, on sent que le travail de la langue est pour vous fondamental.
Une des choses qui me plaît le plus dans ma vie d’écrivain, c’est de voir jusqu’où je peux pousser la forme du roman. Certains écrivains, surtout dans le polar, ont trouvé la bonne formule et peuvent l’appliquer pour chaque livre avec un succès qui force l’admiration. Mais j’ai grandi avec l’influence de Manchette, Robin Cook, James Ellroy, Dashell Hammett – des romanciers qui ont toujours poussé la forme et le style du roman policier. C’est ce que j’essaye de faire. C’est toujours valorisant pour un écrivain de polar de venir en France, parce que chez vous, le genre est considéré sérieusement. Mais force est de constater qu’il est encore classé à part alors qu’il devrait faire partie de la littérature tout court. Si vous lisez Beckett ou Modiano, le roman policier a clairement influencé leur écriture.