Entretien

Matthieu Auzanneau (The Shift Project) : “Le secteur du numérique émet plus de CO2 que l’aviation”

31 mars 2022
Par Marion Piasecki
Matthieu Auzanneau (The Shift Project) : “Le secteur du numérique émet plus de CO2 que l’aviation”
©DR

Quel est le point commun entre le conflit russo-ukrainien, le secteur du numérique et les voitures individuelles ? Tous sont des enjeux de la sobriété et de la sortie des énergies fossiles, comme l’explique Matthieu Auzanneau du Shift Project. Entretien.

Matthieu Auzanneau est directeur du think tank The Shift Project, dont le but est de chercher des solutions pour sortir des énergies fossiles. Leur livre Le Plan de transformation de l’économie française (PTEF), sorti en début d’année, est un succès en librairies. Son objectif : montrer, secteur par secteur, des transports aux administrations en passant par la santé, ce que la France doit faire dans les cinq prochaines années pour se passer de pétrole, de gaz et de charbon d’ici une génération. Cette semaine, The Shift Project a publié une analyse des propositions des candidats à la présidentielle sur le climat. S’il y a des progrès depuis 2017, il déplore qu’aucun d’entre eux soit à la hauteur des enjeux.

À qui s’adresse Le Plan de transformation de l’économie française ? Concerne-t-il d’abord les politiques et les entreprises ?

Non, c’est un livre qui s’adresse avant tout à chacun de nos concitoyens qui sont décisionnaires dans cette histoire, avec l’idée d’éclairer non seulement les débats pour la présidentielle, mais aussi la mise en œuvre du prochain mandat exécutif. C’est sur les cinq prochaines années que tout va se jouer, à l’échelle de la France comme à l’échelle mondiale. La France est une toute petite portion des émissions mondiales, mais nous sommes tenus par les Accords de Paris, on a pris un engagement. Et on considère que la première nation qui sera capable d’ouvrir concrètement la voie de la sortie des énergies fossiles marquera l’histoire et se bâtira une force face à une évolution qui, à nos yeux, est inexorable.

Comment amener le sujet du développement durable dans les débats de la présidentielle quand il y a des crises comme la guerre en Ukraine ?

La crise du Covid nous a confortés dans l’idée – et c’est peut-être ça le message principal – qu’il faut un plan. Elle nous en a offert des preuves positives et négatives, sur des éléments où on n’était pas préparés, comme les masques. Peut-être pas exactement le plan du Shift Project, même si on croit très fort à ce qu’on raconte, mais on ne se sortira pas de cette histoire de transition énergétique, de sortie des énergies fossiles, sans avoir une méthode mise en œuvre de manière systématique.

Par rapport à la crise en Ukraine, il se trouve que ça fait plusieurs années, pour ne pas dire plusieurs décennies, que j’explique qu’il y a une seconde excellente raison de sortir des énergies fossiles, au-delà du climat, qui sont les enjeux géostratégiques. Dépendre de potentats comme la Russie de M. Poutine qui, de fait, nous tiennent par nos besoins en hydrocarbures, c’est forcément quelque chose qui se termine mal. Il n’y a pas que la Russie, je pense aussi à l’Arabie saoudite ou à l’Algérie. Il y a un autre problème qui est moins connu, mais plus pernicieux et plus puissant encore, c’est que les ressources de l’Algérie ou de la Russie, comme beaucoup de ressources tout autour du globe, sont vouées à décliner. Pour la Russie, il est très probable que la production de pétrole décline dans les années qui viennent pour des raisons strictement écologiques.

Ça fait pour nous un ensemble de raisons cumulatives, de symptômes d’une maladie qu’il faut à tout prix soigner ou accepter d’en subir les conséquences. À la fois du dérèglement climatique et d’une emprise sur notre avenir et celui des démocraties occidentales, qui sera sans cesse croissante tant qu’on ne sortira pas des énergies fossiles de potentats.

Finalement, les enjeux environnementaux peuvent être débattus au sein des sujets de géopolitique et de politique étrangère.

De toute façon, c’est exactement ce qui est en train de se passer, puisqu’à Versailles on a décidé de se passer du gaz russe. Mais on parle à court terme d’importer plus de gaz de schiste des États-Unis, donc ce n’est pas vraiment une solution. C’est un problème total : on ne peut pas résoudre une partie du problème géopolitique en mettant de côté le problème climatique. De notre point de vue, c’est un refus d’obstacle. Plus on tarde, plus on cumule des risques mortels, que ce soit des impacts climatiques ou des guerres, donc il faut s’y coller, il faut s’y mettre ! C’est ce à quoi appelle le PTEF : ici et maintenant, il faut s’organiser pour sortir des énergies fossiles et cesser de refuser un obstacle qui est comme un iceberg face au Titanic. Plus on tarde à changer de cap, plus on a de chances de se le manger de plein fouet.

Dans le livre, le nucléaire est listé comme source d’énergie. Seulement, avec les récentes attaques de centrales en Ukraine, n’y a-t-il pas un risque que la population ait de nouveau peur du nucléaire ?

C’est possible. D’une certaine manière, les anti et pro-nucléaires qui se documentent se rejoignent. On n’a pas d’autre choix à court terme que de tout faire, c’est-à-dire développer du nucléaire et des énergies renouvelables. Les besoins sont tellement importants qu’on doit développer au maximum tout ce qu’on peut comme source d’électricité décarbonée.

Pour répondre à votre question, qui est une question grave, il est clair que, pour nous, maîtriser le nucléaire de façon saine ne peut se faire que dans un monde en paix, dans une démocratie raisonnablement transparente. Je ne suis pas très rassuré par exemple de voir les Chinois développer un programme nucléaire extrêmement ambitieux, dans la mesure où la Chine n’est pas une démocratie transparente. C’est donc une réponse que je donne à l’échelle de la France, tant qu’elle demeure une démocratie raisonnablement transparente.

Quant à l’impact climatique des usages numériques, le PTEF les mentionne avant tout dans ses usages culturels, mais le télétravail s’est aussi beaucoup développé avec le Covid. Quelles sont les propositions du PTEF sur le numérique de manière globale ?

Au sens étroit des usages, le numérique pose un problème aujourd’hui. Le développement de la vidéo et de ses usages extrêmement dispendieux en énergie comme le haut débit pose problème en termes de besoins énergétiques, besoins de matières et émissions de CO2. Le numérique est le secteur dont les émissions de CO2 croissent le plus fort. Il émet plus que l’aviation et, bientôt, il émettra plus que la voiture. Chacun a des questions à se poser sur ses usages numériques et sur le renouvellement des équipements. J’ai un téléphone extrêmement rudimentaire, qui n’a même pas la 2G, qui fonctionne très bien et, quand j’ai besoin d’Internet, j’ouvre mon ordinateur et je me connecte à un réseau.

Sur un usage plus général, la réponse pour limiter l’impact du numérique se situe au niveau de l’organisation de la société. Le télétravail peut être une réponse intéressante pour limiter les déplacements, mais s’il se fait au prix d’un étalement urbain, c’est-à-dire de s’installer encore plus loin parce qu’on télétravaille, là ce n’est pas bon. Le numérique est à la jonction de beaucoup d’usages, de développements, et ce ne sont pas des réponses simples, tout n’est pas noir ou blanc. Ce sont des choses qu’il faut regarder dans la manière dont on développe le reste, dont on fait évoluer nos administrations, les systèmes de santé… Il est faux de croire que si on remplace quelque chose par des usages numériques c’est nécessairement vertueux.

De votre point de vue, ce n’est donc pas la technologie qui va nous sauver, il faut trouver un équilibre entre innovation et sobriété.

C’est ça : il n’y a aucune solution qui est purement technique. D’abord parce que, comme avec le numérique, le remède peut être pire que le mal. Ce sont toujours des réponses qui sont à la fois techniques et sociétales, organisationnelles. Ce ne sont pas juste des histoires de comportements, comme l’a dit notre président de la République, ça va au-delà de ça. Sur les comportements individuels, chacun peut en son âme et conscience faire des choix. Mais lorsque l’on change d’échelle, au niveau de la société, là c’est vraiment chercher à réorganiser les fonctions essentielles, comment on se déplace, comment on produit, de façon à ce que ça soit plus sobre. C’est ça qui demande un plan à long terme.

Le livre développe par exemple un plan pour révolutionner la mobilité quotidienne et, en particulier, changer l’usage de la voiture individuelle. Que proposez-vous ?

C’est peut-être la partie la plus simple et la plus évidente pour montrer le caractère collectif, organisationnel, du problème posé. Pour la mobilité quotidienne de la moitié de la population française, qui habite en ville ou même en grande banlieue – je ne parle pas de la campagne où il est très difficile de se passer de la voiture –, il est tout à fait possible, moyennant des investissements dans des équipements (abribus, garages pour les vélos, moyens pour les trains, des couloirs de bus, etc.) de se passer de la voiture. Ce sont des investissements qui ne sont pas très chers par rapport à l’argent que l’on a pu mettre dans le TGV ou dans les autoroutes. Vraiment, dans la mobilité quotidienne, si vous investissez de manière cohérente et systématique pendant 5 à 10 ans, vous pouvez parfaitement permettre aux gens de se passer de la voiture.

Ça réclame une organisation et aussi un discours politique un petit peu audacieux : la voiture individuelle, partout où on peut la remplacer, il faut le faire. Ça permettra aussi aux gens d’économiser de l’argent, c’est vertueux à tous les niveaux. Si on veut être sérieux avec les Accords de Paris, c’est un passage obligé. Vous ne résoudrez pas le problème, et vous en créerez d’autres, en disant de remplacer des SUV par des SUV électriques, ça ne passera pas.

Outre l’électrique, la principale innovation à venir pour la mobilité est le véhicule autonome. Les fabricants promettent entre autres des transports en commun optimisés, donc plus écologiques, mais ces véhicules ne vont-ils pas à l’encontre de la sobriété que vous défendez ?

C’est de la connerie. Il faut chercher des systèmes sociaux et techniques qui soient simples, sobres et robustes. Les véhicules autonomes ne vont pas dans ce sens-là, ça ajoute des câblages dans tous les sens. Il y a toutes les chances pour que leur impact environnemental global soit bien plus mauvais que le système actuel parce que c’est plus compliqué et plus lourd en matériaux.

C’est un peu la réflexion que l’on a sur la 5G. À quoi bon la 5G ? À quoi ça sert ? À quel besoin social fondamental ça répond ? Quelles sont les contreparties environnementales ? Ce sont les questions qu’il faut adresser à la technique.

Comment convaincre la population que la sobriété est une bonne chose pour elle alors que les riches, les influenceurs et les réseaux sociaux encouragent la surconsommation ?

C’est un combat politique. Il faut développer un contre-discours qui montre que ce modèle de consommation est inepte et qu’il fout en l’air les chances de nos enfants de vivre dans un monde vivable. Promouvoir la surconsommation est criminel.

A contrario, promouvoir des modes de vie sains et sobres, c’est non seulement se faire du bien à soi, mais ça fait du bien au monde qu’on va laisser à nos gosses. Faire du vélo n’est absolument pas hors de portée et ça fait du bien. Il ne s’agit pas d’obliger, mais de montrer que, dans bien des cas, il y a des issues heureuses pour soi et pour la collectivité.

Le premier tour de l’élection présidentielle approchant, que pensez-vous des propositions des candidats en matière d’environnement ? Est-ce que certains sont à la hauteur ?

Si on prend un peu de recul, il y a quand même des progrès qui ont été faits dans la prise en compte de ces enjeux-là. Quasiment plus personne ne fait vraiment l’impasse dessus. Il y a un large consensus sur le diagnostic, mais ce qui manque c’est précisément ce à quoi on essaie de répondre dans le PTEF, c’est-à-dire une méthode thérapeutique. Cette notion qu’il faut un plan a fait des progrès et on ne peut que s’en féliciter.

Maintenant, il faut aller au bout du raisonnement, notamment sur la notion de sobriété. Je ne demande pas aux gens qui n’ont rien de se serrer la ceinture, c’est la société dans son ensemble qui doit évoluer. C’est la société qui doit investir pour que l’on puisse continuer à se déplacer librement, mais avec des impacts bien plus faibles. C’est ça qui manque encore aujourd’hui. Il y a des ébauches et des progrès, mais il appartient essentiellement au prochain exécutif de mettre en œuvre une thérapie à la hauteur du diagnostic vital qui est engagé pour la société. Pour l’instant, on n’y est pas.

Climat, crises : le plan de transformation de l’économie française, The Shift Project, Odile Jacob, 11,90 €.

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Article rédigé par
Marion Piasecki
Marion Piasecki
Journaliste