Certaines œuvres sont considérées comme cultes. L’impact de ces créations est particulièrement vif, sans que l’on puisse réellement expliquer cette notion. Retour sur la signification d’un terme pas si simple à cerner.
Difficile de résumer ce qui se cache derrière le mot culte. Qu’il s’agisse du cinéma, des séries, de la musique, de la littérature ou encore du théâtre, chaque domaine possède ses œuvres de référence. Utilisé dans le langage courant pour définir une création artistique marquante, symbole d’une fascination admise et assumée, le mot culte souffre toutefois d’un flou sémantique persistant. En effet, on ne saurait pas expliquer une œuvre culte, mis à part à l’aide de caractéristiques.
La faute notamment aux arguments publicitaires développés autour de ce terme « fourre-tout », mais aussi au manque de contours. Dans l’imaginaire collectif, sa définition est vouée à s’expliquer d’elle-même, le simple label « culte » semblant donner tout son sens à cette notion. Or, si l’on se penche davantage sur la résonance d’une œuvre, on se rend compte que plusieurs caractéristiques et problématiques permettent de comprendre sa portée, afin de répondre à l’épineuse question : qu’est-ce que c’est, finalement, une œuvre culte ?
La religiosité de la notion
Le mot culte est intrinsèquement lié au champ lexical de la religion. C’est d’ailleurs l’adoration d’un public de disciples pour une œuvre qui fonde le caractère marquant et précieux d’une création artistique. On peut percevoir cette religiosité à plusieurs degrés, comme l’explique l’écrivain et journaliste Philippe Lemaire. D’abord, car la dimension du groupe, celui des fan(atique)s, est importante, mais aussi, car, comme dans toutes les religions, chaque chapelle possède ses propres fondements.
L’autre facteur liant le culte à l’univers de la religion, c’est le prosélytisme. L’envie et la démarche de convaincre les autres sont des conséquences importantes qui entourent la création d’une œuvre culte. Dans un premier temps, ceci va permettre de fonder le groupe, puis lui permettre de s’approprier son idole et de s’identifier.
Néanmoins, il existe plusieurs problématiques vis-à-vis de cette métaphore religieuse. Tout d’abord, bien que le champ lexical de la religion soit utilisé pour définir la passion des fans envers une œuvre, le comportement religieux se distingue des conséquences qu’une œuvre culte peut avoir. Olivier Nannipieri, enseignant chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Toulon, explique que « dans le culte religieux, initialement, il faut respecter les règles. Il y a une espèce de tradition dans laquelle le culte est garanti par la répétition des règles. Au cinéma, ce qui fait le culte, c’est le bouleversement des règles. On n’est pas dans la même dimension du respect de la loi, au contraire ».
Le sociologue et maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université d’Aix-Marseille, David Peyron, note quant à lui que l’importation d’un mot issu d’un domaine différent (ici la religion) risque d’entraîner un flou sémantique. Il explique qu’en intégrant les critères d’une définition sans savoir les formuler, on peut finalement ne pas comprendre pourquoi une œuvre mérite d’être culte alors qu’une autre, non. C’est pourquoi, afin de définir des œuvres cultes, on tente d’établir avant tout des critères pour les reconnaître et s’éloigner de la simple connotation religieuse.
Un début de définition : les caractéristiques du culte
Les contours du mot « culte » sont difficiles à préciser. Sa définition semble encore aujourd’hui poreuse. Plusieurs caractéristiques ont été établies en philosophie ou en sociologie pour déterminer précisément ce que représente une œuvre culte. Or, bien que l’on retrouve des critères similaires en fonction des degrés d’analyse, force est de constater que le curseur n’est pas toujours le même.
On le voit par exemple avec l’analyse d’Emmanuel Kant. Pour le philosophe prussien, une œuvre culte est une œuvre d’art, qui implique deux caractéristiques : elle doit témoigner d’une originalité absolue d’une part, et faire école d’autre part. Néanmoins, pour Olivier Nannipieri, ces deux caractéristiques engendrent des garde-fous, dans la mesure « où l’originalité va être liée au fond comme à la forme, mais, surtout, elle ne doit pas représenter n’importe quoi, au même titre que l’exemplarité d’une œuvre sert de mesure ou de règle de jugement ». La deuxième caractéristique engendre aussi le détournement, un motif important pour définir une œuvre culte de nos jours.
« Le fait qu’une œuvre soit détournée montre qu’elle est culte. On va la prendre et lui faire dire autre chose. On va l’utiliser dans un autre contexte, qui n’est pas son contexte original. On va aussi se la réapproprier, la retravailler, la refilmer. On le voit pour les films qui ont eu plusieurs versions, plus ou moins fidèles. Il y a aussi cette idée de réappropriation par un public. »
On retrouve cette logique dans la sociologie, avec la théorie d’Umberto Eco. D’après l’essayiste et écrivain italien, l’intertextualité de l’œuvre (c’est-à-dire le fourmillement de références), ainsi que la synthèse d’un genre ou d’une époque sont les deux facteurs majeurs permettant d’identifier une œuvre culte. Pour David Peyron, Star Wars en est l’exemple parfait : « George Lucas est un enfant de son époque. Il la résume et intègre des références à plein de choses, comme l’univers japonais, les westerns, la fantasy avec les chevaliers, la mythologie, la période pulp, la science-fiction ou encore le mysticisme lié aux années 1970 avec les Jedi et leur Force, similaires aux hippies et au New Age. »
Le caractère social d’une œuvre culte : un élément fondamental
Bien que ces définitions soient distinctes, elles mettent toutefois en avant la fonction sociale de l’œuvre culte. Pour Philippe Lemaire, une œuvre culte est tout d’abord personnelle, puis elle va s’élargir à un groupe. Cette mutation va passer par un pouvoir de distinction. Participer à rendre culte une œuvre d’art – en prêchant la bonne parole – c’est faciliter sa reconnaissance. Celle-ci va également passer par « l’enthousiasme de la jeunesse ». Un argument que l’on retrouve aussi chez David Peyron puisque, pour lui, la résonance d’une œuvre va être liée à une génération, notamment à notre adolescence, « car on se construit, on est donc plus poreux et influençable ».
Sa fonction sociale se retrouve également dans son aspect identitaire. D’une œuvre culte découle un phénomène d’appartenance à une communauté. Les travaux de Philippe Le Guern témoignent de ce constat précis de façon intéressante, dans la mesure où cet écrivain et professeur en sciences de la communication part du principe qu’il n’y a pas d’œuvre culte, mais un culte des œuvres. Cette réflexion a été mise en avant dans son livre Les Cultes médiatiques. Culture fan et œuvres cultes (Presses universitaires de Rennes, 2002), dans lequel il pose quatre critères liés au comportement des fans. Tout d’abord, l’œuvre est culte si elle contribue à la construction d’une identité et si elle est susceptible de rassembler des communautés de fans autour d’elle. Par ailleurs, ces groupes peuvent prendre des tailles diverses. Il peut s’agir d’une sorte de niche ou bien d’une génération entière. Enfin, une pratique ritualisée doit en ressortir, comme revoir le film dix fois ensemble, collectionner des produits dérivés collectors, se déguiser…
Plus encore, l’assimilation du culte va passer par le milieu social. C’est d’ailleurs là que les strates sociales entrent en jeu, selon Olivier Nannipieri : « Certaines personnes vont avoir les clés de lecture en fonction de leur milieu, donc ces œuvres vont avoir tendance à les marquer. J’ai connu cela avec Les Visiteurs par rapport à l’aristocratie, mais aussi avec Les Tuche qui est un film sur les parvenus finalement. Edmund Husserl appelle cela l’horizon d’attente, c’est-à-dire que, quelle que soit la situation dans laquelle on se trouve, on a une attente en fonction de notre capacité de compréhension, de notre éducation et de nos désirs. On a un horizon d’attente particulier. Comme les attentes sont différentes, le degré de culte est forcément différent. »
Une œuvre ne sera donc pas culte de la même façon pour tout le monde, et ne déclenchera pas le même sentiment. Il ressort donc une ambivalence du terme entre le ressenti personnel et un phénomène d’identification à une communauté. Cette transition, ainsi que le comportement du groupe, vont contribuer à rendre l’œuvre culte et cela à travers les générations.
L’importance de la temporalité
La définition comprend également un critère de temporalité. Sa résistance au temps est en effet un élément important. Or, cette fois encore, ceci va prendre différentes dimensions. Pour David Peyron, ce critère s’analyse par le biais de la nostalgie : « On va regarder dans le rétro et associer une série, un film, une musique, à une époque, une sorte d’âge d’or. » Il note également que la temporalité joue un rôle pour l’avenir, dans la reconnaissance d’une œuvre qui va s’installer dans le temps.
Une œuvre culte, c’est donc celle qui aura marqué une génération, mais qui sera aussi pérenne et donc transgénérationnelle. C’est le point de vue partagé par Olivier Nannipieri, qui associe cette longévité à un phénomène de réappropriation d’une œuvre passée par une génération. Il y a aussi dans cette notion de temporalité, cette « modernité intemporelle » qu’évoque Philippe Lemaire, bien qu’il rappelle la distinction entre une œuvre « culte » et une œuvre « classique ».
Cet élément va permettre aux œuvres de traverser les années et les générations. Certaines créations vont s’inscrire dans le temps, bien qu’au moment de leur sortie elles n’aient pas été comprises. Olivier Nannipieri explique d’ailleurs ce phénomène : « Dans ce cas-là, il va se passer quelque chose dans la société et tout d’un coup ça va parler aux gens. C’est quelque chose qui échappe au processus de création, peut-être parce qu’un artiste peut être inactuel comme disait Friedrich Nietzsche. Il arrive à un moment où on ne comprend pas ce qu’il fait. Il faut qu’on ait le temps de digérer, que le contexte social soit propice pour que ça se révèle. Il peut y avoir ce décalage-là, car certains artistes sont des originaux, ils sont en avance sur leur temps. On l’a vu en peinture lorsque Picasso a présenté Les Demoiselles d’Avignon, ou au cinéma avec Donnie Darko de Richard Kelly. »
Il y a toutefois une double lecture de la temporalité ici, car d’autres œuvres ont tellement marqué et compris les considérations de la société quand elles sont arrivées, qu’elles deviennent cultes immédiatement. Elles utilisent également des concepts universels, qui leur permettent de résonner à travers les décennies. On l’a vu avec Matrix et sa remise au goût du jour de la théorie de la caverne de Platon, mais aussi plus récemment avec Don’t Look Up sur Netflix. Comme le note Olivier Nannipieri, « le film semble tomber au bon moment, tout en s’appropriant un sujet actuel et grave de façon décalée ».
L’avenir du culte à l’heure des réseaux sociaux et des plateformes
Ce constat implique donc de s’interroger sur l’avenir du culte de nos jours. À l’heure où la consommation de contenus est devenue dévorante et où la diffusion sur les réseaux sociaux s’accélère, une œuvre a-t-elle autant de chance de devenir culte aujourd’hui ? Philippe Lemaire explique que la place des réseaux sociaux réduit la durée de vie d’une œuvre culte. Selon l’écrivain, on trouve une multiplication des œuvres choisies et partagées par un nombre de plus en plus réduit de fidèles, qui vont être cultes uniquement pour eux. Or, rien ne garantit leur durée de vie.
Pour David Peyron, il existe en effet un risque que les nouvelles technologies bouleversent le schéma établi dans la mesure où « les plateformes aplatissent tout. Du fait de leur accessibilité, elles favorisent une découverte qui va être moins forte, moins impactante, or le culte nécessite un effort de recherche et de découverte ». Le sociologue rappelle également qu’on a tendance à toujours dire que c’était mieux avant, d’autant plus que chaque semaine est synonyme de nouvelles œuvres à découvrir.
Enfin, Olivier Nannipieri dresse un constat similaire en disant que « les films vont marquer, du fait d’un nombre de connexions important, par exemple, mais ils ne vont peut-être pas avoir le même impact. Ils vont marquer sur l’instant, mais pourront être oubliés. Or, une œuvre culte ne peut pas être oubliée, du fait de son originalité ». Il précise toutefois qu’il est encore difficile de prévoir les conséquences que ces nouvelles méthodes de diffusion et de consommation auront sur la notion d’œuvre culte.
Que ce soit l’avenir de cette notion au XXIe siècle ou bien sa sémantique, difficile donc de déterminer ce que représente une œuvre culte, encore aujourd’hui. Fort heureusement, divers critères permettent d’en cerner les contours. À la fois personnelle et commune, universelle et inactuelle, l’œuvre culte est donc une mise en commun de plusieurs facteurs sociologiques, philosophiques ou encore artistiques. Un coup de génie sur lequel on a finalement du mal à mettre des mots, mais qui n’a en tout cas pas fini de nous fasciner.