Enquête

Le ghosting, une violence psychologique 2.0 qui se banalise

19 janvier 2022
Par Agathe Renac
Dans “Eternal Sunshine of the Spotless Mind”, Clémentine décide de faire appel à un médecin spécialisé pour effacer toute trace de Joel de sa mémoire.
Dans “Eternal Sunshine of the Spotless Mind”, Clémentine décide de faire appel à un médecin spécialisé pour effacer toute trace de Joel de sa mémoire. ©Focus Features

Tout le monde a déjà été le ghosteur ou le ghosté. En témoignent les nombreux films et séries qui abordent le sujet. Une violence psychologique qui peut se justifier et prendre différentes formes.

Déverrouiller son téléphone toutes les dix secondes avec l’espoir d’y apercevoir une nouvelle notification ; rafraîchir sa messagerie dans l’attente d’un nouveau message ; répéter l’opération une centaine de fois… et devenir fou. Le ghosting nous confronte à nos peurs et à notre vulnérabilité, et Wikipédia classe d’ailleurs le terme dans la catégorie des violences psychologiques. Le mot est entré dans le Collins English Dictionary en 2015, et a été popularisé par les réseaux sociaux et les nombreuses affaires people (on se souvient du ghost de Charlize Theron et de Sean Penn qui avait affolé les médias). Le ghosting, c’est le fait d’interrompre une relation du jour au lendemain sans explication. Plus de réponses, plus de messages, plus d’appels. Une déconnexion totale et brutale, à l’image de l’épisode « White Christmas » de Black Mirror où la personne bloquée est réduite à un amas de pixels.

Le ghosting : une non-rupture “assez espiègle”

Selon une étude YouGov parue en 2015, 10 % des Américains adultes ont déjà ghosté leur partenaire. « Le fait de ne plus donner de signe de vie du jour au lendemain sans explication existe depuis longtemps, explique le philosophe et essayiste Vincent Cespedes. Mais le ghosting est un phénomène qui est apparu en 2007, avec Facebook, Twitter, Instagram… C’est une déconnexion totale d’un cyber lien. Pour moi, on ne peut pas parler de ghosting si on ne parle pas de réseaux sociaux. »

Dans son livre Rupture(s), la philosophe Claire Marin décrit cette situation comme une « vieille lâcheté » où l’on ne rompt plus, mais « on joue aux fantômes et on se contente de disparaître ». Dans sa série documentaire Fantômes, tous ghosteurs, tous ghostés ?, Jérémy Bulté met en lumière ce phénomène. Pour lui, le ghosting est une « non-rupture, une fuite que le monde du digital nous a offerte de façon assez espiègle ».

Dans Black Mirror, les personnes bloquées deviennent de simples amas de pixels.©Netflix

Pour Vincent Cespedes, le côté fantomatique (ghost signifie fantôme en anglais) vient du fait qu’on voit l’évolution de l’autre à travers nos amis en commun, à travers des publications ou des photos dans lesquelles la personne est identifiée. « J’assiste fantomatiquement à la présence de l’autre. Tout le monde parle d’elle, mais je n’y ai plus accès. On n’arrête pas d’y penser, car nos amis nous renvoient sans cesse à cette absence scandaleuse. »

Un sondage réalisé par le magazine Elle montre que les femmes sont plus victimes de ghosting (24 %) que les hommes (16 %). « Ça rejoint ce que je dis dans L’Homme expliqué aux femmes, indique le philosophe. L’homme est plus distant de ses propres émotions et plus manipulateur. Parce qu’on l’a éduqué comme ça : il doit être maître de ses émotions, les contrôler, mais aussi contrôler celles des autres pour être plus puissant. Et c’est malheureux. » Une mise à distance du cœur et une « utilisation des émotions pour créer du lien narcissique » qui serait plus masculine que féminine dans sa construction.

Le ghosting défensif : une fuite nécessaire

Pour Vincent Cespedes, il existe deux formes de ghosting : l’offensif et le défensif. Ce dernier peut intervenir quand une personne est tellement obsédée par l’autre qu’elle doit couper le lien pour se protéger. « C’est quand il y a un lien de dépendance, que l’autre devient la star de notre vie sur les réseaux. On se dit qu’on ne sera pas assez parfait pour égaler sa perfection, ou encore qu’on veut tout connaître d’elle et enquêter sur sa vie, ses amis… Dans ce cas, le problème vient de soi-même. »

Une situation qui fait écho au film Eternal Sunshine of the Spotless Mind, dans lequel la douleur de la séparation est si intense que Clémentine (Kate Winslet) décide de faire appel à un médecin spécialisé pour effacer toute trace de Joel (Jim Carrey) de sa mémoire. « Ce film, c’est le ghosting ultime, commente Jérémy Bulté. Il y a le désir de tout faire disparaître : la personne et la relation. Mais pour moi, c’est faire du sur-place. Toutes les histoires, même les plus douloureuses, nous font grandir. Il ne faut pas fuir, au contraire. Elles nous forgent. »

Eternal Sunshine of the Spotless Mind est le « ghost ultime ».©Focus Features

L’autre versant du défensif est le ghosting de tourment. « C’est quand l’autre et la violence que je subis me font trop de mal », explique le philosophe. Pour arrêter de souffrir, la seule solution est de partir du jour au lendemain pour se débarrasser de cette relation, radicalement. « C’est souvent l’aboutissement d’une série d’engueulades qui essayait de diminuer la souffrance par le dialogue, résume Vincent Cespedes. Ce n’est jamais gratuit. Dans ce cas, il y a une explication. »

Si Lolita avait vécu à notre époque, elle en serait un exemple parfait. L’héroïne du roman de Vladimir Nabokov (puis du film de Stanley Kubrick) disparaît soudainement, laissant Humbert Humbert derrière elle après des années de manipulation et d’abus. « Son rapport à elle était obsessionnel et un peu flippant. C’était malsain. Elle avait besoin de se protéger », explique Jérémy Bulté.

Le ghosting offensif : une fuite incompréhensible

Le philosophe dénombre deux types de ghosting offensif : celui de frustration (l’autre ne fait pas assez pour moi, il me néglige, donc je le fais payer pour qu’il réagisse), « qui ne dure généralement pas longtemps, c’est un signal qu’on lui envoie pour qu’il s’intéresse à nous et change de comportement », et celui de pouvoir, « qui est de la simple manipulation perverse, où le but est de détruire l’autre, ou la volonté de passer à quelqu’un d’autre après avoir eu ce qu’on voulait. »

Jérémy Bulté y voit une autre manière de consommer. « Aujourd’hui, on consomme tout à travers le digital : Netflix pour la culture, Uber Eats pour la nourriture… Et notre construction amoureuse passe aussi par là. On a l’impression que c’est pas grave, qu’on peut zapper les gens comme on swipe sur Tinder. »

Pour Lolita, la fuite était nécessaire.©MGM

Bernard a 23 ans et il a ghosté une fille pour la première fois en terminale. « Ça avait été un peu trop intense, trop vite, j’ai vrillé et j’ai pas trouvé autre chose à faire que d’arrêter complètement de lui parler, du jour au lendemain, et de ne plus répondre à ses messages. » Il a ensuite recommencé, trois fois, dans les années suivantes. « En fait, c’est un excellent moyen de fuir, d’éviter les problèmes, de se réfugier dans le déni. À chaque fois que j’ai ghosté quelqu’un, c’est parce j’avais l’impression que, quoi que je fasse, je n’arriverais plus à reprendre le contrôle et que le poids de la relation était devenu trop lourd à porter. »

Trop lourd pour sa liberté, « parce qu’au fond je déteste être cadré », et pour lui-même, « parce que quand on commence à m’apprécier, je me dis que je ne suis pas à la hauteur de l’image qu’on se fait de moi. Et ça me donne envie de fuir ». Et alors, l’idée de ghoster s’impose. Il explique que ça évite de « mettre le doigt sur les vrais problèmes » et des discussions trop longues. « C’est pratique, mais lâche. Je le reconnais. »

Une manière de se couper de la douleur de l’autre

« On n’a pas envie de ressentir la douleur de l’autre dans la rupture, on veut juste passer à autre chose, donc on le bloque des réseaux et on ne répond pas à ses messages, analyse Jérémy Bulté. Avec le ghosting, on ne s’encombre plus de la rupture. » Lors du tournage de son documentaire, le réalisateur a rencontré différents profils de ghosteurs. Il pensait que ces derniers allaient exprimer une certaine culpabilité vis-à-vis de leur comportement, mais très peu la ressentaient. « Ils l’assumaient complètement, comme si c’était une pratique banale aujourd’hui. »

Quentin a 30 ans et partage cet avis. « Mais je ne me permets pas de ghoster les gens de la vraie vie, seulement ceux que je rencontre via les applis. C’est plus gênant de ghoster une personne que tu connais vraiment, ne serait-ce que parce que tu peux la recroiser. C’est moins vexant quand c’est quelqu’un que tu ne connais pas, avec qui tu n’as pas partagé grand-chose, si ce n’est des messages ou un date pas ouf. » Il admet avoir déjà ghosté, mais essaye « de ne pas le faire brutalement » pour ne pas blesser. Il répond de moins en moins vite et disparaît progressivement. Pour Jérémy Bulté, on a tous déjà ghosté quelqu’un, que ce soit volontairement ou involontairement, « de façon violente ou un peu naïve. Il n’y a pas que des salauds ou que des victimes ». Mais que ressentent vraiment ces dernières ?

Une violence psychologique qui réveille des peurs profondes

Dans Her, Joaquin Phoenix incarne Theodore, un jeune écrivain qui sort avec une intelligence artificielle. Il lui parle tous les jours et développe des sentiments pour elle. Le problème, c’est qu’elle entretient des centaines d’autres histoires en parallèle. Et, quand elle délaisse Theodore quelques minutes, l’idée de son absence devient insupportable. « C’est une super analogie de notre rapport au numérique et de ce qu’il se passe derrière l’écran, avance Jérémy Bulté. Aujourd’hui, on communique par ce biais et on fantasme tout ce qu’il se passe derrière. Quand on nous laisse en “vu” pendant deux heures ou une journée, ça fuse dans notre tête : pourquoi il ne répond pas ? Il lui est arrivé quelque chose ? J’ai fait quelque chose de mal ? On se sent abandonné. »

Her montre à quel point on peut être vulnérable quand on n’a pas de réponse de l’autre.©Annapurna Pictures

Les réseaux sociaux ont amplifié ce sentiment d’addiction dans les relations. Notre petit shoot de dopamine dépend de l’arrivée d’un nouveau message et de la vibration qui l’accompagne. « Quand on ne l’a pas, on a un sentiment de manque, conclut Jérémy Bulté. Et Her montre à quel point on peut être vulnérable quand on n’a pas de réponse de l’autre. »

L’impossibilité de mettre un point final à la relation

« Le sociologue Michaël V. Dandrieux m’expliquait qu’on est hanté par l’autre parce qu’on n’a pas rompu, on n’arrive pas à passer à autre chose tant qu’on n’y a pas mis un point final », résume le réalisateur. Une situation que décrit Sanäa K. dans Le Silence des étoiles. L’artiste raconte avec humour et sensibilité son histoire d’amour, qui a cessé du jour au lendemain, sans explication. Au détour d’une conversation, ses amis lui expliquent qu’elle a été ghostée. Et l’interminable chute libre commence.

Léa, 23 ans, a ressenti cette même douleur il y a trois ans. Le schéma 2.0 classique : un match sur Tinder, des jours de conversations virtuelles, puis la rencontre. « On a discuté pendant des heures, c’est le barman qui nous a demandé de partir tellement on parlait. Un truc cucul as fuck, comme dans les films. » Il lui écrit en rentrant, lui propose un nouveau date le jour suivant. Puis le suivant. Et tous ceux qui suivent. Pendant un mois, ils se voient tous les soirs et passent leurs week-ends ensemble. Une love story digne d’un film de Noël.

Dans Le Silence des étoiles, Sanäa K. raconte son histoire d’amour, qui a cessé du jour au lendemain sans explication.©MARAbulles

« Arrive un week-end normal où on se promène le samedi, c’est hyper romantique, on est le couple parfait. Le dimanche, on va bruncher dans un petit resto où on avait l’habitude de passer des heures. À la fin, il se lève et me dit qu’il va acheter des clopes. Il n’est jamais revenu. » Elle lui envoie des messages l’après-midi et les jours qui suivent, mais tous restent sans réponse. « Je m’inquiétais, je me suis même dit qu’il était mort ! » Au bout d’une semaine, il ouvre ses messages. Mais n’y répondra jamais. « Ça m’a rendue folle, je me suis fait 1 000 théories dans ma tête. Encore aujourd’hui, ça me rend triste. C’est terrible de se faire ghoster, on doit faire le deuil d’une personne qui n’a jamais osé donner d’explications. T’as l’impression d’être coupable. »

Un besoin d’explication nécessaire

Elle est là, la violence du ghosting : l’incompréhension. « À chaque fois, ça fout les boules, réagit Pablo, 23 ans. Parfois, je me refais la conversation pour voir où j’ai pu faire une erreur. » Quand on ghoste une personne, on n’imagine pas l’impact de notre décision. Le silence devient insupportable. L’autre tente de le combler en cherchant des explications. Il y a un vrai rapport de force : le ghosteur choisit l’absence, le ghosté la subit. Et devient fou (jusqu’à écouter Hey Oh de Tragédie et se reconnaître dans la situation).

« Mais le ghosting est un message qu’on ne peut pas ne pas comprendre, explique Vincent Cespedes. C’est même le super message. Ça veut dire : dégage de ma vie, je te vire de partout. » Alors comment s’en sortir ? Jérémy Bulté pense que le secret passe par l’acceptation : « Il faut accepter qu’on n’aura jamais de réponse et que ce n’est peut-être pas si grave. Il faut voir ce qu’on peut tirer de cette douleur et comment elle peut nous faire grandir. »

©Annapurna Pictures

Vincent Cespedes le voit comme un traumatisme identitaire. « Et comme pour beaucoup de maladies, il faut lui donner du sens pour s’en sortir. » Un travail philosophique et psychologique, qui consiste à parler de la situation à ses proches et à faire la distinction entre ghosting offensif et défensif. « Aujourd’hui, on est des champions du scénario sur les réseaux sociaux. Donc il faut avoir une vision “narationiste” et se dire qu’on est les propres scénaristes de notre vie. On ne doit pas subir une situation qu’on nous impose. On peut changer l’histoire, on a la possibilité d’en écrire 70. » Alors, laquelle comptez-vous écrire maintenant ?

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Article rédigé par
Agathe Renac
Agathe Renac
Journaliste
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