Depuis une dizaine d’années, la cuisine est devenue un enjeu central de la pop culture. Des séries de prestige à la BD, en passant par les documentaires et le cinéma, tout le monde parle de cuisine. Nous avons cherché à comprendre pourquoi.
Diffusée sur Apple TV+ depuis fin avril dernier, la prestigieuse série Carême met en scène la vie d’un des premiers grands chefs cuisiniers à l’époque napoléonienne. Il s’agit de la dernière née d’une tendance désormais omniprésente dans la culture mondiale : la mise en avant des arts de la table. Une frénésie initiée par les premières téléréalités de cuisine dans les années 2000, mais qui se décline à présent à toutes les sauces et dans tous les médias possibles.
La restauration : un art pas si ancien, dont l’histoire continue à s’écrire
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’histoire de la restauration au sens où on l’entend aujourd’hui n’est pas si ancienne que cela. Si les établissements spécialisés dans la nourriture, les banquets et les recettes de cuisine ont toujours existé, les arts culinaires ne se sont formalisés qu’entre le XVIᵉ et le XVIIIᵉ siècle. Et le restaurant sous sa forme moderne a lui à peine 200 ans. Pendant longtemps, la gastronomie fine et l’accès aux cuisines peu conventionnelles (étrangères, innovantes, fusion…) était réservé à une élite fortunée.
Depuis un demi-siècle, nos sociétés ont néanmoins énormément évolué en la matière : le nombre de points de restauration en France a augmenté de quelques milliers au début du XXᵉ siècle à 150 000 dans les années 90 et à plus de 220 000 aujourd’hui. Le nombre de repas pris à l’extérieur a explosé en une génération (jusqu’à un repas sur sept hors restauration collective), et les modes de consommation aussi : fast-food, street food, livraison à domicile, cuisine du monde, baisse des prix permettant d’accéder à davantage de produits élaborés ou encore augmentation de la part des revenus consacrés aux loisirs. Entre-temps, les problématiques liées à la mauvaise alimentation ou encore aux allergies ont explosé dans la société. La nourriture en tant que mode de vie a pris bien plus de place dans nos sociétés que dans celles de nos parents.

Pas étonnant alors que l’histoire de la cuisine en tant qu’art, mais aussi en tant que fait sociologique soit petit à petit entrée dans les foyers. Les émissions de recettes à l’ancienne façon Cuisine des mousquetaires de Maïté ont petit à petit fait place à des concours de jeunes chefs mettant en scène des joutes brutales pour produire sous pression des plats sublimes : on ne compte plus les Top Chef, Master Chef et autres Meilleur pâtissier qui se déclinent dans tous les pays du monde. Cependant, depuis une dizaine d’années, cette production de programmes de téléréalité s’est vue secondée par un nombre croissant d’œuvres de fiction et de documentaires à gros budget se déroulant dans le milieu de la cuisine.
Un objet audiovisuel idéal
Il faut dire que la gastronomie est un sujet parfait à filmer : de beaux produits, bien agencés, le bourdonnement d’une cuisine en pleine activité, le processus de mise en valeur de recettes complexes, les couleurs éclatantes, le cérémonial du service… Autant de séquences qui permettent, par exemple, de produire des documentaires superbes sur le sujet. C’est par exemple le cas de la série Chef’s Table de Netflix, reconnue pour sa mise en scène spectaculaire et ses images vertigineuse. D’autant plus que le service de SVOD a utilisé cette série pour calibrer son matériel de très haute définition et y a investi des moyens démesurés.

De nombreux shows utilisent ainsi la mise en scène des préparations culinaires comme vecteur de l’intrigue. Et ce, en insistant longuement sur les phases de préparation, à l’image du feuilleton La cantine de minuit ou de très nombreuses séries coréennes – l’industrie du drama coréen ayant d’ailleurs fait de ce type de séries un sous-genre à part entière. Les arts de la table dans leur ensemble sont d’ailleurs concernés. On pense ainsi à la multiplication des programmes sur le vin et les spiritueux comme le documentaire Somm ou la série franco-japonaise Les gouttes de Dieu, très remarquée l’an dernier.
Un constat qui se décline aussi énormément au cinéma. Si les films sur l’univers de la gastronomie ont toujours existé, leur nombre s’est accru depuis quelques années en touchant à tous les ustensiles de cuisine et tous les genres et sujets possibles : la mixité dans le milieu culinaire avec le documentaire À la recherche des femmes chefs en 2016, la pâtisserie au beau milieu du far-west dans First Cow (2018), la cuisine familiale japonaise dans La saveur des ramens (2018), la haute cuisine au temps de la Révolution avec Délicieux (2021) ou encore la naissance de la restauration d’avant-garde avec La passion de Dodin Bouffant (2023). Bref, il ne se passe plus un semestre sans que les cinéphiles puissent s’ouvrir l’appétit avec des films mettant en scène le petit monde du restaurant.
Un milieu intense et des récits qui le sont souvent aussi… Tout en cherchant parfois à s’en détacher
Un des autres vecteurs de ce succès vient sans doute de la tension extrême, parfois toxique, qui règne dans les cuisines. La gestion d’un restaurant est fréquemment source de conflits, voire de brutalité. De quoi inspirer nombre de scénaristes pour créer des drames dignes des plus grandes séries d’action. Entre l’harmonie d’un service qui se passe bien, servi par des gestes à la technicité précise et un travail d’équipe bien huilé, et Cauchemar en cuisine, il n’en faut souvent pas beaucoup. C’est ce qui a fait l’immense succès d’une série comme The Bear, diffusée depuis 2022 sur Disney+ et mettant en scène la reprise par un chef élitiste, narcissique et névrosé d’une sandwicherie familiale. Une prise de poste qui se passe dans un climat pour le moins explosif.

Si The Bear ne fait nullement l’apologie d’une version brutale et violente de la cuisine, d’autres émissions, notamment dans le domaine de la téléréalité, n’hésitent pas à jouer la surenchère en la matière. La célèbre critique Robyn Bahr s’en était émue dans une tribune du Hollywood Reporter il y a quelques années. Certaines productions poussent même le concept à l’extrême, voire à la parodie, comme le manga-fleuve Food Wars! de Yuto Tsukasa et ses étudiants risquant quasiment leur vie pour créer de plats mémorables dans des compétitions ultraviolentes.
Montrer une version crue et brutale des cuisines pour créer de la tension dramatique est devenu un stéréotype, mais ce n’est néanmoins pas une fatalité : certaines œuvres ont choisi de prendre le contrepied complet de cette approche.
C’est par exemple le cas de la BD Ulysse & Cyrano, plusieurs fois primée l’an dernier, qui passe par la cuisine pour raconter une histoire de transmission intergénérationnelle empreinte de douceur et d’humanisme. Ou encore de mangas comme Mangeons de Sanko Takada ou What Did You Eat Yesterday de Fumio Sano, qui mettent en scène la manière dont la cuisine et la dégustation créent du lien, de la douceur et de l’intime dans le quotidien.
Cette intégration de plus en plus forte de la cuisine et de ses métiers dans la culture et la pop culture mondiales a d’ailleurs fini par avoir une conséquence étonnante : à force de s’hybrider avec tous les genres possibles et imaginables, la cuisine a même fini par faire son trou dans les genres de l’imaginaire et par proposer des programmes basés sur la cuisine d’ingrédients… Qui n’existent pas dans notre monde. Dommage pour les fans de Gloutons & Dragons, mais ce n’est pas demain la veille que vous pourrez déguster une bonne soupe de slime aux ailes de cocatrix !