Décryptage

Cent ans de solitude : chronique d’un chef-d’œuvre annoncé

13 décembre 2024
Par Lucas Fillon
“Cent ans de solitude”, le 11 décembre sur Netflix.
“Cent ans de solitude”, le 11 décembre sur Netflix. ©Netflix

Le 11 décembre, Netflix a dévoilé les huit premiers épisodes de Cent ans de solitude. Cette série est l’adaptation du célèbre roman de Gabriel García Márquez, qui occupe une place à part dans la littérature mondiale. Décryptage d’un classique hors norme.

« C’est la bible de l’Amérique latine. » On n’a sans doute jamais trouvé meilleure formulation pour qualifier Cent ans de solitude, le roman du Colombien Gabriel García Márquez. Ces mots, ce sont ceux de l’écrivain mexicain Carlos Fuentes, après qu’il a lu, en amont de sa publication advenue en 1967, les 100 premières pages du livre. Instantanément, il comprend que son ami vient de produire une œuvre d’une puissance inouïe.

Et Carlos Fuentes voit juste : Cent ans de solitude sera érigé au rang de joyau de la Colombie, traduit en une quarantaine de langues, et rejoindra le cercle des classiques de la littérature mondiale. Il rencontre à sa sortie un immense succès populaire, qui ne s’est jamais démenti. Depuis sa parution, le roman s’est vendu à plus de 50 millions d’exemplaires. Gabriel García Márquez, disparu en 2014 à l’âge de 86 ans, est quant à lui devenu une figure majeure de l’Amérique latine et a reçu, en 1982, le prix Nobel de littérature.

Le temps de l’adaptation

C’est donc un monument, dans tous les sens du terme, que Netflix a adapté en une série de 16 épisodes. Les huit premiers sont disponibles depuis le 11 décembre. La plateforme est la première à adapter Cent ans de solitude grâce au feu vert de la famille de Gabriel García Márquez. « Pendant des décennies, notre père s’est opposé à l’adaptation de Cien años de soledad, notamment en raison des contraintes de temps inhérentes au long-métrage et aussi car il tenait à ce que le film soit produit en espagnol, a indiqué Rodrigo García, l’un des enfants de l’écrivain, dans un communiqué publié par Netflix en mars 2019, alors que la plateforme annonçait avoir acquis les droits. Mais [aujourd’hui], la qualité cinématographique, l’écriture et la réalisation des séries télévisées n’ont rien à envier aux formats plus traditionnels et […] les spectateurs sont plus disposés que jamais à voir des séries produites en langues étrangères. [Le moment est] parfait pour […] offrir une adaptation au public mondial de Netflix. »

©Netflix

Épopée et mythe

Il est évident que la série était le meilleur format pour transposer Cent ans de solitude en images, car c’est un roman-fleuve. Il commence en présentant José Arcadio Buendia et Ursula Iguaran, deux cousins qui se marient sans l’accord de leurs parents, opposés à leur union consanguine. Fondateurs du village de Macondo, situé sur la côte caribéenne, José Arcadio Buendia et Ursula Iguaran construisent une famille qui paiera pour leur décision contre nature. Durant des décennies, on suit les trajectoires tragiques de ses membres. Elles se mêlent à divers événements de l’histoire de l’Amérique latine et de l’humanité en général, sans pour autant que ces événements soient nommés.

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« Avec Cent ans de solitude, Gabriel García Márquez a livré une épopée en se focalisant sur des personnages ordinaires, qui vivent tous dans ce village perdu de Macondo. On ne sort pas de cet endroit. Sorte de centre du monde, Macondo, d’abord idyllique, où la mort n’existe pas, est rattrapé par la modernité et la violence politique », analyse Vincent Message, romancier, essayiste et maître de conférences en littérature générale et comparée, et en création littéraire à l’Université Paris 8 Saint-Denis.

Vincent Message est par ailleurs l’auteur de la préface de l’édition de Cent ans de solitude disponible chez Points. Il poursuit : « Chacun des personnages répète les mêmes erreurs que ses aïeux – ce n’est pas anodin s’ils héritent de leurs prénoms – et souffre d’une solitude. C’est une chute que relate Gabriel García Márquez, celle d’une famille qui n’échappe pas à son destin. Son récit recouvre une dimension mythique. »

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Une saga riche en rebondissements, les épreuves de l’Amérique latine mises en lumière, une humanité décortiquée, le tout narré comme une légende ne sont pas les seuls ingrédients qui expliquent le plébiscite de Cent ans de solitude. Il y en a un autre fondamental.

« Réalisme magique » ou « réalisme márquezien » ?

À Macondo, on cohabite avec les fantômes, on a des visions et des présages, on lévite, on disparaît en s’envolant dans les airs, on mange de la terre, on est victime de la peste de l’insomnie… L’irréel, le surnaturel, l’invraisemblable prennent toute leur place sans qu’aucun personnage ne s’en émeuve. Tout cela est admis. Et le lecteur – c’est ce qui est fou – l’accepte.

©Mauro González/Netflix

Par cette mise en scène, Cent ans de solitude s’inscrit dans un courant appelé le « réalisme magique » dans lequel on compte d’autres œuvres comme Le royaume de ce monde d’Alejo Carpentier (1949) ou Le tambour de Günter Grass (1959). Caroline Lepage, professeure des universités à l’Université Paris Nanterre, présidente de la Société française des hispanistes et ibéro-américanistes, a consacré de multiples travaux à l’auteur colombien. Elle a notamment écrit L’univers de Gabriel García Márquez (Ellipses, 2008) et cosigné avec James Cortès Tique Lire « Cent ans de solitude » – Voyage en pays macondien (Puf, 2008).

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Elle commente ce goût de Gabriel García Márquez pour le merveilleux : « Durant les premières années de son existence, il a été élevé dans la petite ville colombienne d’Aracataca par ses grands-parents. Sa grand-mère lui racontait des histoires fantaisistes autour du passé du village, de sa famille, etc. Elle lui disait aussi qu’ils vivaient avec des fantômes. Dès son plus jeune âge, il a ainsi appréhendé la réalité par un monde d’histoires et ce monde était sa réalité. Avec Cent ans de solitude, Gabriel García Márquez a retranscrit ce monde d’histoires. Son objectif était de ressusciter ce qui n’était plus et, finalement, ce qui n’a jamais existé. » Caroline Lepage préfère, à propos de cet univers, parler de « réalisme márquezien » plutôt que de « réalisme magique ». « Sa démarche était personnelle, ajoute-t-elle. Elle n’était pas reliée à un projet collectif. »

Un titre au rôle crucial

Dans Cent ans de solitude, il y a également un style d’écriture unique. Gabriel García Márquez a cette faculté de happer le lecteur grâce à des phrases à la rythmique envoûtante. Il mobilise un vocabulaire riche et concret qui donne vie à ses personnages, à Macondo et à l’Amérique latine, qu’on a la sensation de connaître intimement, quand bien même on ne s’y est jamais rendu. La construction, elle, est d’une maîtrise à couper le souffle sans qu’on en décèle les mécanismes.

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En France, Les Éditions du Seuil éditent en exclusivité Cent ans de solitude depuis 1968. En format poche, Points, qui sort notamment les titres du Seuil, détient les droits exclusifs du roman. « Points, créée en 1970, d’abord spécialisée en sciences humaines, s’est ouverte à la littérature en 1980 avec Cent ans de solitude, précise Cécile Boyer Runge, directrice générale de la maison d’édition. À ce jour, nous en avons vendu 2 millions d’exemplaires et, chaque année, il s’en écoule environ 20 000. Le roman reste un ouvrage phare de notre catalogue. Les lecteurs se le recommandent. »

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Si la directrice générale loue le génie de l’écrivain et rappelle que le public est « friand de grandes sagas romanesques », elle met en exergue un autre facteur dans le caractère culte de l’œuvre : son titre. « Il est exceptionnel. On le perçoit comme une prophétie, une malédiction. En parallèle, il renvoie à un état de la condition humaine, la solitude, donc, qu’on porte tous en nous. »

Près de 60 ans après sa parution, Cent ans de solitude s’offre, avec cette adaptation sur Netflix, une nouvelle vie. Ce chef-d’œuvre s’apprête probablement à être massivement découvert ou redécouvert, car on connaît les effets que le label Netflix peut avoir sur les ventes d’un livre. Ira-t-on jusqu’à parler d’une « chronique d’un boom annoncé » ? Il n’y a qu’un pas, que l’on franchit allégrement.

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