Cri du cœur pour un auteur qui n’est pas jugé à sa juste valeur. Alors qu’il n’a pas été sélectionné dans la dernière ligne droite du prix Goncourt, L’Éclaireur a voulu déclarer sa flamme à l’un des meilleures écrivains contemporains de notre pays.
Cela fait plusieurs semaines déjà que l’on sentait venir la désillusion. Comme si l’affaire était entendue et que la présence de Philippe Jaenada en seconde sélection du Goncourt et du Renaudot, les deux plus prestigieux prix littéraires français, n’était qu’un clin d’œil à un auteur sympathique, attachant et à son œuvre foisonnante et atypique. Bien sûr, on force le trait dans ce portrait qui risque, autant le confesser, de basculer par moments dans une forme de subjectivité, mais c’est pour mieux souligner les incompréhensions qui règnent parfois autour du romancier.
Philippe Jaenada n’est pas un illustre inconnu ou un poète maudit. Récompensé du Flore et du prix Femina, adapté une fois au cinéma, une autre à la télévision, réunissant à chaque parution une communauté de lecteurs fidèles, il jouit d’une bonne réputation et d’une place respectable dans le milieu littéraire. Mais on est bien loin de la place qu’on devrait lui accorder au panthéon des auteurs contemporains. La faute, sans doute, à des étiquettes qu’on lui a très vite collées et à une œuvre qu’on a tenu à catégoriser au risque de la restreindre. À l’occasion de la parution de La Désinvolture est une bien belle chose (Mialet-Barrault), son sublime dernier roman, perdant malheureux des prix d’automne, retour sur une entreprise littéraire passionnante qui interroge, sur le fond comme sur la forme, la place de l’écrivain.
Le satiriste
L’humour romanesque. Un vaste sujet si vous suivez depuis longtemps l’actualité littéraire. Le rire à gorge déployée n’est pas véritablement l’activité principale du lecteur de roman français. Parce que les sujets graves souvent traités dans les livres ne s’y prêtent pas, parce qu’il y a une forme de chape de plomb dans notre pays sur la stature de l’écrivain, censé se prendre au sérieux pour raconter des histoires sérieuses. Dès ses débuts, Philippe Jaenada s’est construit contre cela et même en se moquant de cela. L’humour, l’autodérision, le pied de nez adressé à la figure de l’auteur sont une des lignes directrices de son œuvre, ce qui la rend particulièrement savoureuse et salutaire aujourd’hui.
Dans Le Chameau sauvage, son premier roman, récompensé en 1997 du Flore – le prix le plus irrévérencieux, du moins à l’époque –, il met en scène, à travers le personnage d’Halvard Sanz, un double de papier hilarant, sorte de loser magnifique qui a fait de la malchance une spécialité et qui part en quête de l’amour ultime. La poursuite de Pollux Lesiak, une femme insaisissable qui s’évapore comme une bulle de savon est l’occasion pour l’auteur de croquer les travers de l’époque et de se moquer des règles tacites de la vie en société, en mêlant un comique de situation et un comique purement littéraire où l’auteur s’invite à la fête et s’adresse à nous. Pour éclairer le récit ou, plus drôle encore, pour parler de lui. Une acuité du regard et une audace stylistique proche du roman picaresque, qui se rit du monde pour mieux en dire les malheurs.
« Philippe Jaenada est un concentré de ce que le roman du réel a fait de meilleur. Dans la lignée de Capote et Mailer, ou Carrère et Aubenas en France, il confère un supplément d’âme à la littérature du fait divers. »
Léonard Desbriéres
Ce ton unique en son genre, ces pas de côté incessants, Philippe Jaenada ne les a jamais quittés. Dans Sulak, portrait d’un braqueur virtuose qui tourna en ridicule les autorités françaises dans les années 1980, mais aussi dans des romans beaucoup plus durs comme La Petite Femelle sur l’affaire Dubuisson ou dans son dernier roman relatant le suicide mystérieux d’une jeune femme dans le Saint-Germain-des-Prés d’après-guerre. Comme si, au milieu des histoires sombres et sanglantes qu’il était en train de raconter, il fallait ménager un peu d’espace au lecteur pour respirer.
L’enquêteur et le justicier
Car si les premiers romans de Philippe Jaenada sont légers et irrévérencieux, son œuvre prend très vite une tournure particulière en s’acoquinant avec le fait divers. Ancien journaliste, le romancier développe un goût prononcé pour les figures troubles, les affaires méconnues ou restées sans réponse. À partir de Sulak, publié en 2013, ses romans s’ancrent dans une réalité historique et quittent le monde des fées pour entrer dans celui des faits. Il devient un auteur de true crime, genre romanesque à la croisée du journalisme et de la littérature qui tente de percer les mystères des grandes enquêtes criminelles.
Ce que Philippe Jaenada aime par-dessus tout, c’est l’enquête. Pas tellement l’enquête de terrain, plutôt celle qui vous conduit dans les dédales d’une bibliothèque ou d’un service des archives, celle qui vous ensevelit de paperasse et de documents qu’il faut trier, éplucher avec « la méthode du tapir enragé » comme il aime à l’appeler, à la recherche de la moindre information pouvant avoir échappé au reste du monde. Il a un penchant pour les affaires en suspens ou celles qui ont débouché sur des verdicts trop faciles. D’une certaine manière, Philippe Jaenada est un justicier. Ce qui le poussera même à prendre la plume dans un drôle de livre, Sans preuve et sans aveu, sorte de tribune qui dénonce les dysfonctionnements du système judiciaire.
Mais revenons-en au roman. Dans La Petite Femelle, son obsession est de venger la mémoire de Pauline Dubuisson. Une jeune femme accusée en 1953 d’avoir tué froidement son amant et dont la France entière réclamait la tête sous prétexte qu’elle était belle, froide et qu’elle avait couché avec un Allemand.
Dans La Serpe, c’est Henri Girard qui retient son attention. L’auteur du Salaire de la peur, dont Henri-Georges Clouzot tirera son chef-d’œuvre, seul survivant d’une véritable boucherie dans le château familial, fut accusé en 1941 d’avoir assassiné son père, sa tante et la bonne pour une question d’héritage, avant d’être acquitté après un procès retentissant laissant le crime non résolu. À chaque fois, un travail d’orfèvre pour reconstituer les faits, creuser les pistes et même aboutir à de nouvelles révélations. Sans jamais atténuer l’élan romanesque du récit, sans jamais affadir sa plume drôle, irrésistible et ses savoureuses adresses au lecteur. Philippe Jaenada est un concentré de ce que le roman du réel a fait de meilleur. Dans la lignée de Capote et Mailer, ou Carrère et Aubenas en France, il confère un supplément d’âme à la littérature du fait divers.
Le peintre d’une époque et d’une génération
Faire rentrer les auteurs dans des cases, au risque de restreindre leur œuvre, voilà sans doute un des maux du milieu littéraire hexagonal. La pape du true crime à la française, voilà comment on a résumé trop facilement la partition jouée par Philippe Jaenada depuis dix ans. Mais son œuvre est bien plus qu’un catalogue de faits divers sanglants. C’est une grande fresque historique qui sonde les rouages de notre société autant que l’âme et le cœur des hommes.
Plus que l’enlèvement et le meurtre du petit Luc Taon, Au printemps des monstres ausculte la France des années 1960, l’avènement du mensonge et des illusions, l’emballement médiatique et la fabrique de nos propres démons. Plus que la mort de Jacqueline Harispe dite Kaki, tombée mystérieusement, à 20 ans, en 1953, de la fenêtre d’un hôtel miteux de Montparnasse, La Désinvolture est une bien belle chose propose une immersion hypnotique dans le Saint-Germain-des-Prés d’après-guerre, refuge d’une jeunesse perdue dont l’adolescente est l’incarnation tragique, et d’une génération sacrifiée qui doit réapprendre à vivre.
Finalement, l’œuvre de Philippe Jaenada résonne comme une comédie humaine dont le théâtre ne serait pas la Restauration et la monarchie de Juillet, mais plutôt l’entrée tapageuse de la France dans la modernité. Une radioscopie minutieuse, obsessionnelle d’une époque qui, sous couvert de croissance galopante, dissimule son lot de secrets et de victimes silencieuses : les mal-nommées Trente Glorieuses.