La sortie du blockbuster Senua’s Saga: Hellblade II, dont l’héroïne lutte contre de violentes psychoses, nous rappelle les progrès faits depuis quelques années dans le traitement de la maladie mentale par les jeux vidéo. L’occasion d’interroger des joueurs et des spécialistes sur cette évolution.
Pendant longtemps, les maladies mentales étaient tout simplement absentes de l’industrie vidéoludique, sinon en tant qu’élément pour expliquer l’agressivité d’un antagoniste. On a ainsi lutté contre le « savant fou » Wily dans la série Mega Man et contre des psychopathes sanguinaires dans Final Fight, ou encore échappé à des internés inspirés du cinéma d’horreur dans les jeux Outlast. Mais, depuis quelques années, la situation change. Et malgré quelques maladresses, les productions indépendantes comme les gros studios semblent prendre le sujet à bras-le-corps, souvent avec l’aide de personnes concernées et de spécialistes.
Une prise de conscience dans les années 2010
Les chercheurs comme les personnes directement concernées par les problématiques de santé mentale le savent bien : jusque dans les années 2010, nombre de jeux échouaient à traiter la question de manière satisfaisante. Au point d’établir des listes de clichés récurrents, allant de la description atroce des lieux aux symptômes des personnages qui seraient leur unique trait de personnalité. Une étude de la revue Front Psychiatry montre que jusqu’à 75 % des représentations vidéoludiques des troubles mentaux sont négatives.
Avec l’explosion des jeux indépendants et la multiplication des expériences narratives ambitieuses depuis une quinzaine d’années, la situation paraît cependant devoir changer. Tout d’abord parce que le fait que les personnages souffrent parfois de troubles mentaux est plus directement intégré au scénario. D’après Joël Pannelay, co-animateur du podcast Le Meilleur Jeu électronique ever : « Des jeux comme Celeste, Disco Elysium et What Remains of Edith Finch ont de toute évidence abordé ce type de question en profondeur et avec beaucoup de justesse depuis quelques années. »
Une réflexion partagée par Adèle, une joueuse passionnée d’aventures narratives : « Dans un jeu comme Mind Scanners, il y a par exemple une réflexion très poussée sur la neuroatypie, qui n’est pas une maladie, mais il explique ce que cela signifie de vivre dans un monde qui veut nous éradiquer quand on est concerné. J’ai trouvé la représentation très positive et très habile. » Elle ajoute que de plus en plus de jeux intègrent des personnages atteints de syndromes mentaux, sans en faire leur unique trait de caractère : « C’est notamment le cas des œuvres du studio Die Gute Fabrik (Mutazione, Saltsea Chronicle…), où tous les protagonistes sont très bien écrits de ce point de vue. »
Des titres qui innovent dans la représentation du suivi et du soin
Certains titres vont même beaucoup plus loin qu’une simple représentation positive, évitant les clichés et les stigmates envers les personnes malades, et évoquant même la manière correcte de parler et d’interagir avec elles. Celeste, un jeu de plateforme sorti en 2018 par Extremely Ok Games, a particulièrement attiré l’attention. Sa créatrice, Maddy Thorson, a tenté de parler de dépression d’une manière juste et innovante tout au long du parcours de l’héroïne, qui escalade une montagne tout en combattant cette maladie.
Valentin, médecin à la ville et créateur de l’émission Tomberry Musical, nous explique comment le jeu parle avec justesse des attaques de panique de l’héroïne : « Dans Celeste, on vous fait parfois appuyer en rythme selon une séquence précise, ce qui va calmer le personnage, Madeline. Ces séquences sont calquées sur une méthode de cohérence cardiaque connue pour soulager les attaques de panique. De plus, le titre met en scène des dialogues très justes confrontant quelqu’un souffrant de dépression et une personne extérieure, qui ne comprend pas ce que c’est. C’est très ludique et très pédagogique ! »
Cette manière de mêler maladie et gameplay avec pédagogie est de plus en plus fréquente depuis quelques années. On a vu des démarches similaires dans le jeu de rôle Omori, mettant en scène de manière très frontale la phobie sociale extrême de Sunny, son personnage principal, ou encore dans Chicory, un jeu d’exploration et d’aventure très remarqué en 2021.
Dans ce dernier, on incarne une jeune peintre souffrant du syndrome de l’imposteur cherchant à marcher dans les traces d’une grande artiste, luttant elle-même contre la dépression. Tout au long de l’aventure, un jeu sur l’ombre, la lumière et les couleurs illustre à merveille l’état d’esprit et la lutte intérieure des personnages.
Les jeux à gros budget emboîtent le pas des indés
Peu à peu, les studios majeurs ont emboîté le pas des indépendants et ont également commencé à aborder la question avec davantage de précision et de justesse. Dès 2014, de timides tentatives ont lieu, par exemple chez Ubisoft dans son jeu de rôle Child of Light, qui parle de manière assez avant-gardiste de questions sérieuses de santé mentale.
Médiatrice pour des jeunes en difficulté, Carole utilise parfois cet opus pour illustrer des ateliers et des groupes de parole : « C’est un titre qui permet de parler de dépression à des enfants sans les choquer, mais en les faisant réfléchir. C’est adapté à tous les âges, ça ne stigmatise pas les malades et ça aide à faire comprendre que parfois, un handicap psychologique ou psychiatrique peut être complètement invisible. »
Plus proche de nous, Hellblade: Senua’s Sacrifice, un jeu très ambitieux de Ninja Theory, a été remarqué pour sa mise en scène des violentes psychoses que subit son héroïne, une guerrière picte du VIIIᵉ siècle. Le traitement narratif de sa maladie a été fait en lien avec des professionnels de santé et des organisations spécialisées. De plus, un documentaire a accompagné la sortie du jeu, pour expliquer la démarche en profondeur. Un traitement toujours aussi soigné devrait être observé dans Hellblade II, qui sort le 21 mai, avec une équipe élargie et davantage de temps et de moyens pour explorer ces questions délicates de manière plus profonde.
Ninja Theory n’est d’ailleurs pas le seul studio à avoir mis beaucoup de soin pour traiter au mieux les questions de santé mentale. Lors du développement de Psychonauts 2, un jeu de plateforme majoritairement comique se déroulant à l’intérieur de l’esprit chaotique de plusieurs personnages, le studio Double Fine s’est efforcé d’améliorer ce traitement.
Aurélien, fan de la licence Psychonauts et auteur d’articles sur les jeux vidéo, nous l’explique : « Le premier opus de la série est sorti en 2005 et, même si c’est un bon jeu, il a commis beaucoup d’impairs sur la manière dont sont représentés les troubles mentaux. Pour le second, Double Fine a constitué une équipe de consultants, de spécialistes et de personnes concernées pour arriver à conserver le ton humoristique de la saga, mais en étant beaucoup plus juste dans le propos. » Là encore, un très long documentaire explique les subtilités du développement du jeu.
Encore quelques progrès à faire
Cependant, tout n’est pas encore parfait. Il arrive que des jeux traitant de troubles psychiques ou psychiatriques ratent leur cible ou leur message. Arnaud et Théo, deux joueurs sensibilisés à ces questions, nous donnent quelques exemples : « La série Watchdogs d’Ubisoft rate complètement sa représentation des individus souffrant de troubles psychiatriques. Presque tous les criminels que l’on croise sont décrits comme des “malades mentaux”, et le jeu associe constamment maladie et crime, ça donne une très mauvaise représentation de la réalité de la vie des personnes atteintes de ces troubles. »
Autre exemple : le jeu de cartes Neurodeck, de Goblinz Studio, dans lequel on doit se constituer un deck pour vaincre ses peurs et ses troubles mentaux. Théo ajoute : « Ce jeu aligne les pires clichés sur la maladie mentale, sans aucune documentation. L’initiative est intéressante, mais le traitement est désastreux, limite offensant pour les personnes concernées. »
Quant aux représentations les plus classiques que nous citions en début d’article, elles continuent à prospérer dans certains jeux d’horreur, à l’image du très décrié The Suicide of Rachel Foster qui rate entièrement son approche du comportement suicidaire d’une adolescente… Et en vient à justifier indirectement des comportements abusifs d’emprise et de domination d’un adulte sur une jeune fille.
Sans aller jusqu’à de tels extrêmes, il arrive simplement que des titres traitent imparfaitement ces questions, malgré de bonnes intentions. Carole, notre médiatrice, prend l’exemple de Darkest Dungeon II et de la série de jeux de rôle Persona. « Dans le premier, la maladie mentale est omniprésente, c’est même une mécanique de gameplay essentielle. On doit faire en sorte que nos personnages aient le moins de stress possible, les soigner avec des médicaments et des objets, etc. Mais, en pratique, ça ne marche pas comme ça. Le soin de ces maladies ne peut pas être juste une variable avec des jauges ! Concernant la deuxième licence, je l’adore, mais il y a un traitement [des troubles mentaux] désastreux, et même parfois homophobe jusqu’au quatrième épisode ! Dans le cinquième [paru en 2016, ndlr], c’était beaucoup mieux, mais encore un peu confus, maladroit, et trop axé sur des réponses de type “sors de chez toi, ça ira mieux !”. C’est la pire chose à dire à un jeune qui souffre de dépression. J’espère que le sixième opus sera le bon, de ce point de vue ! »
En tout état de cause, le constat de tous nos interviewés est le même : la situation s’améliore, que ce soit du côté des jeux indépendants ou des grosses productions. Un avis largement partagé par la presse spécialisée comme par le monde de la recherche, qui, s’ils soulignent la marge de progrès encore possible en la matière, pointent de manière quasi unanime le long chemin d’ores et déjà parcouru par l’industrie du jeu vidéo.