Décryptage

Pourquoi les jeux vidéo nous transforment-ils en gros rageux ?

26 mars 2024
Par Benjamin Monnet
Pourquoi les jeux vidéo nous transforment-ils en gros rageux ?
©Ponomarenko Anastasia/Shutterstock

J’ai beau essayer, je n’arrive pas à m’empêcher de rager quand je joue. Il suffit de passer quelques instants dans un chat vocal ou textuel de titres multijoueurs pour se rendre compte que je ne suis pas le seul… Mais quels sont les ressorts de cette rage ?

Ce n’était qu’une manette qui n’avait rien demandé à personne. Elle a pourtant terminé sa vie contre le mur. Comme de trop nombreuses de ses congénères, cette manette de PlayStation n’a pas survécu à une éruption de rage survenue après un but encaissé dans le mode Ultimate Team de FIFA. Une fois ma colère redescendue, l’éternelle question revint : « Mais pourquoi je fais ça ? »

Frustration, je hurle ton nom

J’ai donc posé la question à Milan Hung*, psychologue clinicienne, psychothérapeute spécialisée dans l’usage du numérique et du jeu vidéo chez l’enfant, l’adolescent et la famille. Pour elle, c’est une question complexe et il n’existe pas une réponse qui expliquerait le comportement de tout le monde. « Mais cette rage doit être associée avec l’état émotionnel initial de la personne qui joue, estime-t-elle. Mon hypothèse sur la rage, c’est qu’on contient parfois un tel niveau de frustration en nous qu’elle peut prendre des formes très diverses et violentes pour s’exprimer lorsqu’on joue : propos, jet de manette, voire coup de marteau sur l’écran. »

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Bim, cette hypothèse fait mouche dans mon cas. Je me souviens de périodes difficiles dans ma vie professionnelle où j’étais presque incapable de jouer plus d’une demi-heure sans m’énerver et où je me répétais inlassablement que j’étais nul, dans ce jeu comme dans tout le reste. Sur ce point, Mme Hung explique : « Il faut garder la lucidité nécessaire pour remettre du contexte sur sa rage. Non, ce n’est pas le jeu auquel je joue qui me met dans cet état. Mais c’est bien le bagage émotionnel que j’ai lorsque je commence à jouer. Confronter ce bagage émotionnel à un jeu dans lequel on peut perdre, ça peut nous renvoyer la sensation d’échec. Et devenir insupportable. »

La faute au pattern des jeux ?

Cette frustration parfois à l’œuvre dans notre vie personnelle peut également être directement alimentée par le jeu. La psychologue cite notamment le mode random de titres en ligne compétitifs comme League of Legends ou Overwatch : en ne choisissant pas nos alliés, on perd davantage le contrôle sur ce qu’il se passe, ce qui peut encourager des comportements de frustration. Au contraire de certains jeux de gestion comme les Sims ou SimCity, où le contrôle est presque total et les accès de rage beaucoup plus rares.

« Jouer à League of Legends relevait parfois du supplice, m’explique Dylan, 25 ans, qui n’a plus touché au jeu depuis six mois. La journée, je ne pensais qu’à rentrer chez moi pour jouer : j’avais tellement hâte que la simple idée de lancer une partie me rendait heureux. Mais, au bout de plusieurs parties perdues, j’étais sur les nerfs. Il suffisait d’un petit accroc pour que je perde toute patience et devienne toxique. Je ne cassais rien, mais je criais beaucoup. À tel point que les voisins sont venus toquer chez moi à plusieurs reprises. J’avais tellement honte… »

Ce sentiment de honte, je le connais bien. Et il est particulièrement fort lorsque, tout penaud, je ramasse les morceaux de ma manette avant de sortir de chez moi pour en acheter une autre afin de recommencer à jouer. Cela fait-il de moi un masochiste ? Milan Hung tempère : « On dit souvent que la répétition fait partie de la thérapie. On a toujours un peu espoir qu’en jouant, on va finir par résoudre ce conflit psychologique qui est en nous. Mais c’est aussi lié à l’importance qu’on accorde à un jeu et à son fonctionnement. Beaucoup de jeux compétitifs en ligne ont un système d’ELO : on est classé avec des joueurs d’un niveau similaire de telle sorte qu’on gagne en moyenne une partie sur deux. Comme on sait qu’on va finir par gagner à nouveau, on relance une partie pour aller chercher ce sentiment de puissance et de fierté. »

Un espace acceptable où exprimer sa colère

Une question continue de me tarauder : pourquoi ma personnalité change-t-elle radicalement une fois la console allumée, alors que je suis très calme en temps normal ? Suis-je un genre de Dr Jeckyll et Mr Hyde avec un bon et un mauvais côté ? « Pour certaines personnes, les jeux vidéo forment un lieu refuge, un lieu où l’on vient se retirer, analyse la psychologue. De façon inconsciente, on peut imaginer qu’on accepte la violence dans ce lieu refuge, car on estime plus acceptable de l’exprimer seul plutôt que devant tout le monde. Cela peut servir d’espace d’émancipation émotionnelle et c’est assez précieux pour certaines personnes. »

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Celle-ci estime néanmoins que si les moments de rage sont trop réguliers, c’est qu’il y a sans doute « des conflits psychiques qui mériteraient d’être résolus » et que cela vaudrait la peine d’en parler à un psychologue. D’ailleurs, parmi les personnes qui viennent s’épancher sur cette rage liée aux jeux vidéo dans son cabinet, Milan Hung a observé un dénominateur commun : « Ce sont tous des hommes. »

Une question d’éducation ?

Certes, les femmes sont moins nombreuses à se considérer comme « gameuses » par rapport aux hommes (29 % des hommes se disent gamer contre 15 % des femmes selon une étude). Mais cela n’explique pas en quoi les hommes seraient plus sujets à la rage que les femmes. Milan Hung souligne que, parmi les profils qui viennent la consulter, l’usage des jeux vidéo comme une « quête de valorisation et de performance ne se retrouve que chez des profils masculins ».

Elle analyse : « L’éducation des hommes et des femmes n’est pas la même dans les familles dites traditionnelles qui représentent la majorité des individus. Il faut se poser la question de comment un garçon forge son identité masculine tout au long de sa vie. Et il y a beaucoup d’attentes performatives (suivre ses ambitions, ne jamais abandonner). Si on a des douleurs ou des blessures émotionnelles, on doit les ravaler ou les contenir. Ce genre de profil peut chercher à se soulager par les jeux compétitifs afin de se prouver qu’il vaut quelque chose. »

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Dans mon cas, j’ai arrêté de rager en réduisant mon investissement en temps, en émotions et en énergie dans certains jeux. Et j’ai accepté l’idée que je ne serai jamais Top 1 % dans ces titres et que ce n’était pas si grave (de toute façon c’est un jeu de m**** où je n’ai jamais de chance. Oups, la rage est revenue un court instant).

Au moins, j’ai plus de temps pour méditer sur ce conseil de Milan Hung qui s’applique aussi bien aux jeux vidéo que dans le reste de la vie : « Il faut bien déconstruire l’idée que la valeur qu’on se donne, notre ego, est séparée de notre performance. On a le droit de ne pas avoir de très bonnes performances et de quand même s’aimer pour ce qu’on est ! »

*Milan Hung est membre du comité d’expert·es de l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique. Elle est également membre de l’association Trans Santé France.

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