Décryptage

Mais pourquoi les isekai proposent-ils des pitchs de plus en plus bizarres ?

06 mars 2024
Par Samuel Leveque
“Moi, quand je me réincarne en Slime” a rencontré un large succès.
“Moi, quand je me réincarne en Slime” a rencontré un large succès. ©8-Bit/Crunchyroll

Dans le petit monde des mangas et des animes, ce genre regroupe des récits dans lesquels des personnages se retrouvent projetés dans un autre monde, souvent teinté d’heroic fantasy. Mais, depuis quelques années, les synopsis sont de plus en plus farfelus, voire grotesques.

Au mois de mars, deux mangas insolites font leur apparition : la parodie No Longer Allowed in Another World, dans laquelle l’écrivain classique Osamu Dazai, dépressif et nihiliste, se retrouve catapulté dans un monde à la Dragon Quest, armé de son seul désespoir, et Butareba ou l’histoire de l’homme devenu cochon, où un Japonais se réincarne en porc et devient le compagnon d’une jeune esclave télépathe. Point commun de ces deux œuvres ? Elles incarnent à merveille cette lente, mais régulière dérive des isekai vers des récits de plus en plus étranges. Pourtant, le genre est, à l’origine, plutôt sombre et sérieux.

Les premiers isekai étaient souvent des drames

Le genre littéraire remonte aux années 1970, mais c’est dans les années 1990 que les isekai commencent à se multiplier. Inspirés par des récits comme Alice au Pays des merveilles, Peter Pan ou encore Narnia, les romanciers et mangakas japonais créent des histoires de voyageurs dimensionnels ou temporels. Des intrigues tantôt épiques, tantôt tragiques, mais le plus souvent assez sérieuses.

No Longer Allowed in Another World©Hiroshi Noda, Takahiro Wakamatsu, Shogakukan

En 1982, l’anime Aura Battler Dunbine, scénarisé par le créateur de Gundam, propose une histoire dans laquelle un Japonais est propulsé dans un monde en pleine guerre fratricide. Quelques années plus tard, une lycéenne de notre époque se retrouve confrontée à sa meilleure amie dans la Chine impériale de Fûshigi Yugi.

Dans un registre bien plus sinistre, la série Now and Then, Here and There – L’autre monde (1999) raconte l’histoire d’un collégien envoyé dans un monde apocalyptique où des enfants-soldats servent de main-d’œuvre à un dictateur cherchant à accaparer les dernières ressources d’eau potable.

Néanmoins, au début des années 2000, le genre se structure dans le sillage d’œuvres à succès qui ont multiplié les stéréotypes. Elles mettent en scène des Japonais ordinaires, obligés de survivre dans un monde, un passé ou un jeu vidéo hostile, et s’y découvrent des capacités surpuissantes, comme Zero no Tsukaima (2006), Sword Art Online (2009) ou encore Re:Zero (2012).

Un genre qui s’est (trop) codifié ?

Le succès monumental de licences comme Sword Art Online et Re:Zero pousse de très nombreux romanciers et mangakas à publier des œuvres similaires qui submergent les librairies japonaises à partir des années 2010, au point d’irriter certains éditeurs qui ne reçoivent quasiment plus que des propositions du genre.

Cette masse compacte de romans, de mangas et d’animes n’est pas sans intérêt, puisqu’elle a produit quelques titres et sous-genres intéressants, comme Grimgar, le monde des cendres et de fantaisie (2016) et son approche très vraisemblable et sombre du voyage dans un autre univers, et le désopilant Otome Game : tous les chemins mènent à la damnation !, une parodie efficace à la protagoniste attachante.

Malgré un début prometteur, Rising of the Shield Hero est devenu au fil du temps un isekai emblématique du côté générique et répétitif du genre.©Kinema Citrus / Kaze

Mais, dans l’ensemble, les œuvres de type isekai déçoivent de plus en plus et semblent toutes vaguement recopiées les unes sur les autres, multipliant les stéréotypes épuisants : un jeune Japonais asocial et rejeté de tous est percuté par un camion, et devient un super-héros avec un pouvoir invincible dans un monde de fantasy médiévale dans lequel il se révèle être un redoutable séducteur. Au point que certains ont lancé des concours de l’isekai le plus banal et le plus générique.

Une volonté de se démarquer en faisant n’importe quoi ?

Avec des dizaines de nouveaux titres du genre chaque mois, les isekai de fantasy parviennent de moins en moins à attirer l’attention. Même les sous-genres les plus pointus comme les récits de type Akuyaku Reijou (une jeune fille se réincarne dans le corps de la méchante d’une œuvre de fiction qu’elle adore) voient leur offre arriver à saturation.

Reincarnated as a Pretty Fantasy Girl est un des rares isekai farfelus qui tire son épingle du jeu en jouant habilement avec son concept.©Tsurusaki Yu / Ikezawa Shin, Cygames

On voit donc apparaître depuis plusieurs années des récits abandonnant toute cohérence et ayant pris le parti d’ajouter progressivement des éléments de plus en plus déviants à leur concept simpliste pour se démarquer de la moyenne de la production. Et si, au lieu de se réincarner en magicien surpuissant, le protagoniste se réincarnait en épée ? Ou en araignée ? Ou même en distributeur automatique ? Ou en virus ? Autant d’idées qui ont bel et bien été développées et qui ont capté l’attention depuis l’arrivée du marché à saturation.

Le problème de ces œuvres au concept bizarre, c’est que leur titre est souvent plus drôle ou plus marquant que leur contenu. So I’m a Spider, So What? parvient à livrer une vraie belle histoire de fantasy surprenante et originale, mais il s’agit de l’arbre qui cache la forêt, et nombre de titres similaires ne parviennent pas à faire grand-chose de leur pitch loufoque.

Des récits à déconstruire

Tout n’est néanmoins pas à jeter dans ces histoires qui tentent à tout prix la surenchère conceptuelle pour exister dans un contexte de surproduction. Des auteurs talentueux se sont par exemple emparés de cette dynamique pour proposer d’authentiques et belles idées novatrices, telles que Coma héroïque dans un autre monde, une comédie habile qui prend le parti de raconter ce qui se passe après le retour du personnage dans son monde d’origine. On citera aussi le récent Party Boy Kongmin qui inverse le concept en réincarnant le stratège Zhuge Liang dans le Tokyo contemporain pour le transformer en roi de la vie nocturne, ou le plus classique The Magical Revolution of the Reincarnated Princess and the Genius Young Lady qui introduit des thématiques LGBTQIA+ revendiquées à son récit de fantasy traditionnel.

Ishura, un isekai original mêlant fantasy et science-fiction, actuellement diffusé sur Disney+, et prenant place après la victoire des héros transportés dans un monde étranger.

D’une manière générale, il semble que proposer un récit au concept insolite ou amusant dans une trame d’isekai lambda suffise assez rarement à produire une saga très intéressante ou mémorable. Ceux qui parviennent à tirer leur épingle du jeu sont finalement les auteurs qui dépassent ce simple pitch pour livrer un univers et des personnages qui se distinguent fortement de la moyenne des stéréotypes du genre.

Certaines intrigues, appartenant au « post-isekai », prennent en compte les clichés pour les retourner et les déconstruire, ce qui est peut-être le signe que ce genre très stéréotypé est désormais amené à produire sa propre contre-culture, prête à explorer de nouvelles thématiques et de nouveaux concepts – du moins, on l’espère.

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