En ce début d’année, la sortie en salles de trois films événements adaptés d’œuvres littéraires nous a donné envie d’explorer les mystères d’un exercice artistique périlleux. Du Parrain à Pauvres Créatures, en passant par Je suis une légende, retour sur cinq longs-métrages – plus ou moins réussis – basés sur des romans emblématiques.
Ce début d’année dans les salles obscures incarne à merveille la tendance de fond qui agite depuis quelques années maintenant l’industrie du cinéma. Si les adaptations d’œuvres littéraires ont toujours occupé le haut de l’affiche, elles sont presque devenues aujourd’hui l’essentiel de la production, comme si partir d’un matériau romanesque garantissait un succès facile.
Or, on le sait, un bon livre ne fait pas forcément un bon film. L’histoire du 7e art est jalonnée de contre-exemples, de navets délirants qui s’inspiraient pourtant de formidables romans ou au contraire de véritables pépites cinématographiques adaptées de livres peu glorieux.
Adapter, c’est forcément trahir. Alors, quelle posture choisir ? Comme un symbole, Pauvres Créatures, La Zone d’intérêt et Dune 2, les trois films les plus attendus de l’hiver, sont des adaptations et pourront peut-être apporter un début de réponse à nos questions. Mais, avant de s’intéresser aux films qui font l’actualité et surtout de parler des livres qu’ils ont la lourde tâche d’adapter, L’Éclaireur n’a pas résisté à l’envie de vous offrir le meilleur et le pire d’un exercice artistique qui peut mal finir.
L’exemple à suivre : Le Parrain, de Francis Ford Coppola (1972)
Dans l’histoire du cinéma, la liste des adaptations grandioses est longue. On aurait pu citer Fight Club (1999) de David Fincher, adapté de Chuck Palahniuk, Le Silence des agneaux de Jonathan Demme (1991), adapté de Thomas Harris, Vol au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman (1975), adapté de Ken Kesey, Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears (1988), adapté de Choderlos de Laclos, ou même plus récemment Call me by Your Name de Luca Guadagnino (2017), adapté d’André Aciman.
Mais dans tous ces exemples, les films s’appuient sur des œuvres fortes, poétiques pour certaines, des romans qui déploient des univers marqués et fascinants. Ce qui est loin d’être le cas du Parrain (1972) de Francis Ford Coppola. Transformer un best-seller grand public, un roman pulp de gangster sans réelles qualités littéraires en plus grand film de l’histoire du 7e art : voilà un accomplissement qui mérite de figurer tout en haut de la pyramide des adaptations.
Janvier 1971. La Paramount est mal en point et espère trouver un nouvel élan en achetant les droits du roman de Mario Puzo, Le Parrain, un phénomène de librairie paru deux ans plus tôt. Francis Ford Coppola est un jeune cinéaste prometteur et ambitieux, il se fout de l’avis des studios et n’aime pas le livre.
Mais en imposant un casting audacieux, mené par le duo Marlon Brando-Al Pacino, en total décalage avec le roman, en délaissant le côté documentaire du livre pour embrasser la dramaturgie de ces familles en lutte pour le pouvoir, il confère un supplément d’âme à cette histoire mafieuse, il transforme le récit testostéroné d’un polar américain en opéra retentissant qui plonge loin dans la noirceur de l’âme humaine.
L’exemple à ne pas suivre : Je suis une légende, de Francis Lawrence (2007)
Voilà un exemple frappant de ce qu’il ne faut pas faire. Une œuvre littéraire culte, deux adaptations à deux époques différentes et deux ratages similaires. Le roman de Richard Matheson Je suis une légende, paru en 1954, raconte l’histoire de Robert Neville, dernier survivant d’une pandémie contre laquelle il est immunisé après une morsure de chauve-souris.
Les autres humains se sont transformés en êtres décharnés et cannibales, des sortes de vampires trop sensibles aux UV pour sortir le jour, mais qui, la nuit, règnent en maîtres et cherchent désespérément de quoi se nourrir. Chaque jour, depuis trois ans, Robert Neville part en exploration dans un monde déserté pour chasser ces monstres, alimenter ses réserves et, qui sait, peut-être trouver des survivants. Le soir venu, il se terre chez lui, se barricade dans son labo de fortune pour trouver les causes de cette épidémie et fabriquer un remède.
Sur le papier, on tient le scénario idéal d’un blockbuster dystopique dans lequel l’homme joue sa survie en dégommant des hordes de monstres. C’est exactement comme cela que ce chef-d’œuvre de science-fiction a été traité par Boris Sagal dans Le Survivant (1971) avec Charlton Heston, puis Francis Lawrence dans Je suis une légende (2007) avec Will Smith. Pire, ils l’ont bafoué en se permettant d’en changer le dénouement. Dans la plus pure tradition des happy-end, les deux films se concluent sur une lueur d’espoir pour l’humanité, là où le livre ferme radicalement la porte à cette éventualité. Une trahison impardonnable qui modifie grandement le propos du livre.
Car le roman offre bien plus qu’un récit à grand spectacle. L’auteur interroge ce qui fonde l’humanité. Dans une leçon de relativisme, il met à mal l’anthropocentrisme qui voudrait que l’homme soit l’espèce au cœur de toutes choses. Au fil des années, en tuant pour mener à bien ses expériences, Robert Neville apparaît aux yeux de ceux qui peuplent désormais la Terre comme une force démoniaque qui a juré leur perte. C’est lui le monstre qui alimente les légendes.
Pauvres Créatures, d’Alasdair Gray
Heureusement que la maison d’édition Métailié a eu la bonne idée de faire reparaître le livre, sinon on n’en aurait peut-être jamais entendu parler. Il est souvent bon de rappeler qu’un film est une adaptation tant, lors de la promotion, la place faite à l’œuvre originelle est minime. Oui, Pauvres Créatures est d’abord un formidable roman, publié en 1992 et signé par le romancier écossais Alasdair Gray.
Un pastiche de conte gothique délirant qui raconte l’histoire de Bella Baxter, une jeune femme suicidée enceinte de neuf mois, qui va devenir le sujet d’une expérience chirurgicale impensable. Son corps va revenir à la vie grâce à une greffe de cerveau, celui de son nourrisson. Enfant dans un corps de femme, elle devra aller au-devant du monde pour le comprendre et enfin exister comme elle le désire.
Si l’histoire a été fidèlement retranscrite, le roman offre une différence majeure avec le film : la multiplicité des points de vue. Contrairement à la mise en scène de Yórgos Lánthimos qui se concentre uniquement sur le point de vue de Bella, Alasdair Gray nous offre trois récits, racontés par les principaux personnages au cœur de l’intrigue. Le docteur Godwin Baxter, l’assistant Archibald McCandless et Bella.
À l’image du film, le roman d’Alasdair Gray est un bijou d’inventivité, d’originalité et de tragicomédie. Mais, là où Lánthimos s’appuie sur un univers visuel dément et une interprétation magistrale des acteurs, le romancier écossais use lui, de ses armes narratives. Tout au long du récit, il s’amuse à nous faire croire que la folle destinée de Bella Baxter est une histoire vraie. Pour cela, il joue avec les formes littéraires et multiplie les incises. Les lettres envoyées par Bella à Archibald et Godwin Baxter occupent une place prépondérante, le roman est truffé d’illustrations anatomiques et scientifiques. Pour raconter le destin d’une créature, le livre en devient une. Difforme, incontrôlable, furieusement libre.
La Zone d’intérêt, de Martin Amis
C’est un pari risqué, très risqué, opéré par le réalisateur britannique Jonathan Glazer. Celui d’adapter l’un des romans les plus décriés du plus corrosif des romanciers anglais sur un sujet parmi les plus douloureux : les camps de concentration. Un projet hautement explosif qui semble pourtant déboucher sur un chef-d’œuvre au vu de son Grand Prix à Cannes et des premières critiques qui fleurissent ici et là. Un coup de maître quand on sait la réputation du roman publié par Martin Amis en 2015.
Refusé par Gallimard, sa maison historique, puis par son éditeur allemand, car considéré comme choquant et loin d’être à la hauteur d’un sujet aussi dramatique que la Shoah, le livre a enflammé pendant de longues semaines le débat critique en France. En choisissant la satire et le burlesque pour raconter la vie des camps et de ceux qui y vivent, le romancier britannique a divisé, certains criant au scandale, d’autres y voyant une manière dérangeante, mais novatrice et puissante de mettre des mots sur l’horreur la plus abjecte.
Au roman choral de Martin Amis, qui juxtapose les récits de trois personnages – un commandant de camp, un fonctionnaire allemand servile et lobotomisé, et un détenu juif, symbole des millions de victimes anonymes de la Shoah –, Jonathan Glazer a préféré une focale unique. Il concentre toute son attention sur le commandant, Rudolf Hoss, celui qui dirigea Auschwitz pendant près de trois ans et en fit la plus odieuse des machines de mort. Au vaudeville bruyant, il préfère le théâtre de l’absurde et met en scène le quotidien affreusement normal des chefs d’orchestre de l’horreur.
À quelques mètres des fours crématoires, Hoss et sa femme ont construit un petit coin de paradis pour élever leurs enfants et recevoir leurs amis. Glazer nous plonge en immersion dans ce cocon funeste. Avec une précision clinique, il nous confronte sans ménagement à la plus odieuse banalité du mal. Une adaptation glaciale pour un roman qui jouait avec le feu.
Dune, de Frank Herbert
Publiée pour la première fois en 1963, sous forme de feuilleton, puis en roman en 1965, l’histoire imaginée par Frank Herbert est devenue instantanément un classique de la science-fiction. En l’an 10191, deux grandes familles luttent pour contrôler la planète Arakis, seul endroit de l’Empire où l’on peut récolter une précieuse épice. Victimes de cette lutte de pouvoir, les Fremen, peuple autochtone, tentent d’organiser une résistance à ces oppresseurs. Dernier survivant, avec sa mère, de l’une des deux familles défaites tragiquement, Paul Atréides trouve refuge auprès des Fremen, qui voient en lui un messie, et rallie leur combat pour la liberté.
Les littératures de l’imaginaire sont un terreau fertile pour l’industrie cinématographique. En offrant au réalisateur un univers créé de toute pièce, elles ouvrent un champ des possibles sans limite. Ce qui est une chance, mais aussi un risque. Quand on se confronte à une œuvre monstre, à un roman-monde éblouissant qui déborde de partout, deux chemins s’offrent à vous : l’adaptation sage, fidèle, maîtrisée, et l’adaptation libre, furieuse, débridée.
Des choix artistiques diamétralement opposés que vont tour à tour emprunter David Lynch et Denis Villeneuve dans leurs adaptations. En 1984, le premier, connu pour son univers foutraque, fait le pari de l’extravagance. L’épice et ses propriétés hallucinatoires sont au cœur d’un trip new age délirant où s’empilent décors colossaux et costumes délirants. Très mal accueilli par la critique, four monumental, le film est même désavoué par David Lynch lui-même. Il n’en reste pas moins un monument de kitsch, un trésor du cinéma avant la révolution du numérique.
Pour Denis Villeneuve, il fallait d’abord concevoir une plastique parfaite, un écrin à couper le souffle dans lequel retranscrire sagement le récit de Frank Herbert. Aucune prise de risque, un simple travail d’orfèvre pour faire du beau. Deux films pour les deux parties du livre, un respect total des étapes du récit et un résultat visuellement bluffant, porté par une musique frénétique.
Seules ombres au tableau, le manque de folie, justement, pour une œuvre qui en regorge et un pari important pour le box-office – du fait de la pandémie de Covid-19 – allant jusqu’à menacer la possibilité d’une suite. Elle sortira finalement le mois prochain.
Une œuvre littéraire, deux adaptations radicalement différentes, deux films plus ou moins réussis, mais pour l’un, un échec commercial retentissant. Les secrets de l’adaptation sont décidément impénétrables.