C’est la direction que souhaitent prendre plusieurs géants de la tech, Facebook en tête. Un monde virtuel, où nous ferions des choses du réel sans bouger de chez nous, sans y être physiquement. Mais sommes-nous vraiment prêts à évoluer dans un tel univers ? Faut-il vraiment y croire ?
À peine votre réunion terminée, vous enfilez un short et vous voilà parti pour une séance de snorkeling dans un lagon maldivien. Lassé, vous décidez de changer d’air. Ce sera une balade dans Central Park, Simon et Garfunkel y donnent un concert. Vous ne pouvez pas rester bien longtemps, vos amis vous attendent pour une séance de méditation au Tibet… « Imaginez un univers virtuel dans lequel on greffe des éléments qui prennent leurs racines dans le réel, voilà ce qu’est un metaverse, résume Julien Pillot, enseignant-chercheur à l’Inseec. Je peux y visiter des musées numérisés de façon très immersive, assister au spectacle donné par l’avatar de mon artiste préféré, visiter un magasin pour y acheter des vêtements que je recevrai réellement chez moi… » Bref, un univers parallèle persistant, qui évolue même quand vous n’y êtes pas et qui permet une jonction avec des éléments bien ancrés dans le monde physique. Le tout avec des casques de réalité virtuelle, capteurs en tout genre, combinaisons sensorielles, générateurs d’odeurs et tous les accessoires imaginables permettant l’immersion la plus totale. Les uns existent déjà, les autres restent à inventer.
Une idée déjà ancienne
Si le mot est à la mode dans la Silicon Valley depuis quelques mois, le concept n’est pourtant pas loin d’avoir des cheveux blancs. Retour en 1992, quand paraît Le Samouraï virtuel, un roman de science-fiction ambiance cyberpunk signé Neal Stephenson. Pour la première fois surgit l’idée d’un méta-univers : le metaverse en anglais. Deux décennies plus tard, reprise dans de nombreuses œuvres, elle s’est banalisée jusqu’à devenir un axiome des fictions dystopiques.
Fin juin 2021, elle prend subitement un nouveau coup de projecteur quand Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, dévoile sa feuille de route pour les années à venir. « Si nous nous y prenons bien, indique-t-il à theverge.com, dans les cinq ans à venir, nous ne serons plus considérés comme une entreprise de réseau social, mais de metaverse. » L’offensive avait en réalité déjà commencé en 2014, avec le rachat d’Oculus, le spécialiste des casques de réalité virtuelle. Mais, depuis cet été, « Zuck » compte mettre les bouchées doubles. Des milliards de dollars d’investissement sont annoncés et 10 000 des salariés du géant californien se consacrent d’ores et déjà uniquement au développement de la VR et des metaverses.
« Pour la première fois de l’histoire de l’humanité, nous détenons des technologies dont on ne sait pas encore tous les usages qu’il sera possible d’en tirer. »
François-Gabriel RousselChercheur à l’université Sorbonne-Nouvelle
Délire de milliardaire biberonné à la SF ou anticipation crédible de ce qui nous attend ? Ce qui est sûr, c’est qu’au regard des technologies existantes, nous sommes encore loin de l’avènement d’un véritable méta-univers. « Les expériences menées actuellement en ont le goût, mais pas l’odeur », sourit Julien Pillot. C’est surtout du côté des jeux vidéo que l’on s’en approche le plus. Exemple avec Fortnite où, parallèlement aux bagarres façon BattleRoyal, une arène pacifiste offre régulièrement des événements mettant en scène les avatars d’artistes tendance, comme Travis Scott ou Ariana Grande. Bien avant cela, au début du millénaire, Second Life avait déjà essuyé les plâtres d’un univers virtuel, rencontrant même un joli succès. L’engouement était tel que tout le monde voulait en être. Des conférences de presse s’y tenaient, les candidats à la présidentielle 2007 y disposaient d’un QG de campagne, les marques de luxe tenaient à s’y afficher, une monnaie autorisait même des transactions. Petit à petit, cependant, les utilisateurs se sont lassés, se faisant de plus en plus rares. En 2021, Second Life existe toujours, peuplé par les témoins nostalgiques d’un hier foisonnant d’inventivité.
Si la popularité a fui, il n’en reste pas moins que ce projet a pavé la voie au concept de metaverse. Exactement comme le font, chacune de leur côté, les technologies innovantes qui ne cessent d’émerger. Intelligence artificielle, cryptomonnaies, NFT, réalité augmentée, 5G, ordinateur quantique : chaque progrès peut être considéré comme l’une des pièces nécessaires au puzzle. « Pour la première fois de l’histoire de l’humanité, nous détenons des technologies dont on ne sait pas encore tous les usages qu’il sera possible d’en tirer », s’enthousiasme François-Gabriel Roussel, chercheur honoraire au laboratoire « Communication, Information, Médias » de l’université Sorbonne-Nouvelle.
Une route encore semée d’obstacles
La conjugaison de tous ces éléments rend-elle réaliste la naissance prochaine d’un tel univers ? Julien Pillot en est persuadé, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. « Nous en sommes encore à des années-lumière. Pour l’instant, le projet le plus abouti de Facebook consiste à numériser un espace de travail. Ça n’a l’air de rien, pourtant cela demande déjà un sacré travail. Concevoir un vrai metaverse est une tâche des millions de fois plus ardue. » Les exigences matérielles induites par un univers virtuel massivement adopté sont un autre obstacle qu’il faudra surmonter. Il est question de serveurs géants, de casques de réalité virtuelle plus perfectionnés que ceux actuellement disponibles (plus légers, moins chers à produire, offrant une meilleure définition et ne provoquant pas des nausées chez une bonne partie des utilisateurs), d’une généralisation des connexions à très haut débit… « Le chantier est tellement gigantesque, il implique des investissements tellement lourds que les vrais metaverses ne pourront pas voir le jour avant plusieurs décennies », reprend Julien Pillot. Pour y parvenir, il faudra aussi avoir résolu l’épineuse question de l’empreinte carbone. Car les construire et les utiliser ne pourra que faire exploser la facture. Or, notre futur proche, contraint par des ressources fossiles toujours plus rares et par les conséquences du dérèglement climatique, impose, aujourd’hui déjà, un rapport de plus en plus vertueux à l’énergie. En clair, les metaverses promettent d’alourdir la consommation énergétique alors qu’il faudra tout faire pour la réduire.
« On peut concevoir les metaverses comme des mondes virtuels permettant des interactions bien réelles. En cela, ils ne représenteraient pas une extension de la réalité, mais plus largement une nouvelle réalité. »
Fanny PariseAnthropologue à l’Université de Lausanne
Si les difficultés techniques restent nombreuses, elles ne remettent pas entièrement en cause la faisabilité des univers virtuels. Aux yeux de certains chercheurs, le mouvement est d’ailleurs déjà amorcé. C’est en tout cas ce qu’estime Fanny Parise, anthropologue spécialiste des mondes contemporains à l’Université de Lausanne : « Un autre monde est en train de se créer, le processus est enclenché et cela ne date pas d’hier. Nous sommes déjà passés d’une vie physique à une vie digitale. Pourquoi la prochaine étape ne serait-elle pas virtuelle ? On peut concevoir les metaverses comme des mondes virtuels permettant des interactions bien réelles. En cela, ils ne représenteraient pas une extension de la réalité, mais plus largement une nouvelle réalité. » Le grand public sera-t-il emballé par l’idée de troquer une partie du monde d’avant contre cet autre monde ? Possible, estime l’anthropologue, dans la mesure où il n’y aura pas de rupture brutale vers cette révolution sociétale. Au contraire, il est probable que nous participions nous-mêmes à la bâtir : « Depuis l’avènement du numérique, les individus se sont accaparé les outils mis à leur disposition et ont créé des stratégies pour améliorer leurs expériences. Nous sommes finalement autant acteurs que constructeurs de ce monde du futur. »
Quelle vie dans le metaverse ?
Au-delà de ces questions de faisabilité, pointe une interrogation d’une autre nature : les metaverses représentent-ils un avenir souhaitable ? Pour trouver un début de réponse, il faut anticiper le fait qu’il n’y aura de la place que pour un ou deux univers. « Comme pour beaucoup de services numériques qui fonctionnent sur l’effet de réseau, un gros acteur finit toujours par se détacher de ses concurrents : Google pour les moteurs de recherche, AirBnb pour les locations entre particuliers, etc., explique Jullien Pillot. Il en sera de même pour les metaverses, avec des enjeux démultipliés en raison des investissements immenses qu’ils impliquent. » L’enjeu pour Facebook – et les quelques autres entreprises qui ont exprimé leur intérêt pour le sujet comme Nvidia, Sony, Epic Games… – consiste évidemment à devenir ce futur numéro 1. Car être « propriétaire » d’un tel univers – des données qui y transitent – est la garantie d’une immense puissance économique et la possibilité d’y imposer ses propres règles.
La plateforme Decentraland offre un aperçu de ce à quoi cela pourrait ressembler. Dans ce monde alternatif, les utilisateurs acquièrent des terrains virtuels (baptisés Land) pour y faire ce qu’ils souhaitent (jeux, cryptomonnaie, applications…). La régulation s’organise sous forme de votes, le nombre de voix étant corrélé au nombre de terrains possédés. En résumé, plus on est riche, plus on pèse sur l’élection. « Le pouvoir et l’argent sont aujourd’hui concentrés dans les mains des Gafam, analyse Fanny Parise. Leur idée est de garantir la stabilité des modèles existants. Si la forme peut changer, le fond a toutes les raisons de rester le même. » Vous avez dit souhaitable ?