Enquête

Informatique quantique : de savants calculs et beaucoup de patience

04 mai 2023
Par Florence Santrot
L'ordinateur quantique IBM Q System One au CES de Las Vegas en 2020.
L'ordinateur quantique IBM Q System One au CES de Las Vegas en 2020. ©Boykov/Shutterstock

Nous devons déjà beaucoup à la physique quantique, bien souvent sans le savoir. Mais le grand défi reste encore la mise au point de calculateurs quantiques. Explications.

L’existence du laser et du transistor, la possibilité de réaliser des images de l’intérieur de notre corps grâce à l’imagerie à résonance magnétique (IRM) ou encore se géolocaliser au mètre près à la surface de la Terre à l’aide d’un GPS… Tout cela, nous le devons à la physique quantique. Et à Albert Einstein, qui a contribué à faire progresser la discipline dans la première partie du XXe siècle. C’est à ce moment-là que la physique quantique a commencé à émerger, quand les scientifiques se sont aperçus que la physique seule ne permettait pas d’expliquer ce qui se passe au niveau microscopique.

Pour comprendre comment fonctionne le monde à l’échelle de l’atome, il fallait une nouvelle approche : la physique quantique. Cela a permis de grandes avancées, depuis les années 1930 jusqu’à la fin des années 1980. Et puis la recherche a passé un cap supplémentaire en se lançant le défi de créer des ordinateurs quantiques, c’est-à-dire des machines avec une puissance de calcul décuplée grâce à une nouvelle technologie. On peut dater cela en 1982. Cette année-là, le physicien américain Richard Feynman théorise les « simulateurs quantiques », un nouveau genre d’ordinateurs.

Qu’est-ce que l’informatique quantique ?

Dans un ordinateur classique, le fonctionnement se fait à l’aide de « bits » qui peuvent prendre deux valeurs seulement : 0 ou 1. On peut représenter cela par un interrupteur qui est soit allumé soit éteint, une porte ouverte ou fermée. Un ordinateur quantique, lui, utilise des bits quantiques, aussi appelés « qubits », pour stocker de l’information. Si on imagine que 0 est une boule bleue et 1 est une boule rouge dans le cas d’un ordinateur classique, avec un modèle quantique, le qubit est une boule à la fois bleu et rouge. Les qubits peuvent être soit 0, soit 1, soit une combinaison des deux en même temps ! Et ce petit détail de superposition des états n’en est pas un : il permet à l’ordinateur quantique de faire des calculs beaucoup plus rapidement que les machines traditionnelles.

Une illustration 3D du concept de qubits en informatique quantique.©CI Photos

L’informatique quantique est donc capable de résoudre des problèmes difficiles qui seraient impossibles à solutionner avec les ordinateurs actuellement vendus dans le commerce. Par exemple, imaginons que l’on a une boîte fermée à clé et que l’on doit trouver la bonne clé pour l’ouvrir. Si nous essayons une clé à la fois, cela prendrait beaucoup de temps. Mais un ordinateur quantique peut essayer toutes les clés en même temps, ce qui rend la recherche beaucoup plus rapide. Mais tout cela reste encore beaucoup de l’ordre de la théorie.

« Ça ne touchera pas directement les utilisateurs. Mais ils bénéficieront des produits qui auront éventuellement été conçus grâce à ce genre de calculs très complexes. »

Olivier Ezratty

Certes, en septembre 2019, Google avait fait grand bruit quand une de ses équipes de chercheurs avait affirmé avoir atteint la « suprématie quantique », c’est-à-dire qu’un processeur quantique mis au point dans un des laboratoires de la firme de Mountain View aurait réalisé en 3 minutes et 20 secondes seulement un calcul qui aurait pris 10 000 ans au plus puissant des ordinateurs classiques. Mais ce tour de force reste, aujourd’hui encore, contesté. Notamment par un autre acteur majeur sur la question : IBM. Avant d’aborder la question de la réalité des ordinateurs quantiques, il convient de se pencher sur les usages que l’on pourra en faire.

Quels usages pour l’informatique quantique ?

Il y a à l’heure actuelle deux grands cas d’usage qui sont imaginés. « Le premier, ce sont des appareils dédiés à la recherche, explique Olivier Ezratty, auteur de Comprendre l’informatique quantiqueDes machines qui seraient des outils de calcul scientifique pour les chercheurs. Cela pourrait leur permettre de trouver beaucoup plus rapidement de nouveaux médicaments, des procédés chimiques, des moyens de créer des batteries plus efficaces. Dans ce cas, cela touche à la recherche fondamentale. Et puis, le second cas de figure concerne les entreprises. Ce seront des outils de calcul scientifique pour remplacer les supercalculateurs actuels. » Ce sera pour des applications complexes, des opérations continues.

Dans le secteur des transports, on peut imaginer une utilisation pour le routage des véhicules autonomes (camions, livreurs…). Idem, dans le domaine de la finance, pour optimiser des portefeuilles, minimiser des risques, etc. Autre exemple : pour la distribution d’énergie, afin d’optimiser le service auprès des particuliers et des professionnels en fonction de très nombreux paramètres. Il existe aujourd’hui des logiciels qui peuvent d’ores et déjà faire cela, mais l’informatique quantique permettra d’aller encore un cran au-dessus.

En revanche, il est extrêmement peu probable que l’informatique quantique connaisse le même destin que l’intelligence artificielle actuelle, avec sa percée foudroyante auprès du grand public. « Ça ne touchera pas directement les utilisateurs, affirme Olivier Ezratty. Mais ils bénéficieront des produits qui auront éventuellement été conçus grâce à ce genre de calculs très complexes. La grande différence entre l’IA et l’informatique quantique, c’est que cette dernière n’est pas quelque chose en temps réel. Elle ne répond pas au quart de tour, mais vise à réaliser des calculs qui sont inaccessibles à des machines classiques. Des calculs qui pourront nécessiter plusieurs mois de travail à un ordinateur quantique, mais qui nécessiteraient un temps infini autrement. »

L’avènement des ordinateurs quantiques ? Une histoire de patience…

Annoncées depuis plusieurs dizaines d’années, ces machines n’existent toujours pas réellement. Certes, il existe des prototypes. IBM possède 24 machines, dont une petite vingtaine sont payantes et accessibles aux entreprises. Il existe même des prototypes qui sont connectés aux clouds (Microsoft, Amazon, Google…) et des ordinateurs qui appartiennent à des services publics, comme Genci pour la France ou encore au domaine militaire (Galileo en Europe). Mais, à l’heure actuelle, les chercheurs sont confrontés à deux obstacles : chaque prototype ou presque utilise une technologie qui lui est propre et aucun prototype n’est une « machine à tolérance de panne ».

« Les investisseurs font un véritable pari, car on a un vrai doute scientifique quant à la mise au point, un jour, d’un ordinateur quantique. On peut comparer cela à la recherche dans le domaine de la biotech, en cancérologie. Il faudra au moins dix ans de développement avant de savoir si on tient une piste sérieuse. »

Olivier Ezratty

Car, bien que fonctionnant sur le papier, l’ordinateur quantique doit faire face à un gros problème dans la réalité : les erreurs de calculs. Très problématique quand on aspire à résoudre des énigmes si complexes qu’elles nécessitent plusieurs mois de travail pour une machine… Pour pallier cela, la solution est de créer des machines utilisant des techniques spéciales pour protéger les qubits contre les perturbations et les erreurs, de sorte que les calculs peuvent être effectués avec une plus grande précision et fiabilité.

« Aujourd’hui, les qubits sont très fragiles. Ils sont sujets à des erreurs de l’ordre de 1 %, ce qui est énorme. Alors de nombreux acteurs, dont IBM, Microsoft et Amazon, ambitionnent de concevoir des machines à tolérance de panne. Mais ce ne sera sans doute pas le cas avant dix à 20 ans. Il va falloir être très patient. En la matière, j’ai l’habitude de dire que la meilleure réponse à donner sur l’émergence des premiers ordinateurs quantiques réellement fonctionnels, c’est “je ne sais pas” ! », souligne Olivier Ezratty.

Et la France dans tout ça ?

Pas moins de six sociétés françaises planchent sur la création d’ordinateurs quantiques : Pasqal, Quandela, C12, Alice&Bob, Siquance et Qubit Pharmaceuticals. « Ce sont presque des laboratoires de R&D privés. Les investisseurs font un véritable pari, car on a un vrai doute scientifique quant à la mise au point, un jour, d’un ordinateur quantique. On peut comparer cela à la recherche dans le domaine de la biotech, en cancérologie. Il faudra au moins dix ans de développement avant de savoir si on tient une piste sérieuse », reconnaît Olivier Ezratty.

Toutes font le pari d’une technologie bien à elle pour créer ses qubits. Pasqal mise sur le contrôle des atomes dans le vide, Quandela travaille sur les photons (la manipulation de la lumière), C12 explore le contrôle des électrons dans des nanotubes de carbone, etc. « Tant qu’une technologie n’a pas fait la preuve de son efficacité par rapport à une autre, il est impossible de savoir quelle taille aura un ordinateur quantique à tolérance de panne, met en garde Olivier Ezratty. Cela pourrait aussi bien être de l’ordre d’une dizaine de mètres cubes que cent fois cela. » Soit une camionnette utilitaire de taille moyenne ou une piscine olympique…

Se pose aussi la question de la consommation énergétique. Car, à l’instar des lourds calculs de l’intelligence artificielle aujourd’hui ou encore du fonctionnement des blockchains et des cryptomonnaies, l’informatique quantique est très gourmande en énergie. « Il faut absolument une optimisation des ressources dès à présent, que les chercheurs intègrent la dimension de l’empreinte environnementale dans leur cahier des charges afin d’avancer dans le sens d’une innovation responsable », conclut Olivier Ezratty. À date, près de 300 participants, dont 28 acteurs majeurs, ont rejoint la Quantum Energy Initiative qui œuvre en ce sens.

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