Enquête

Tech pilotée par la pensée : doit-on s’attendre à des progrès majeurs en 2023 ?

17 janvier 2023
Par Florence Santrot
Tech pilotée par la pensée : doit-on s'attendre à des progrès majeurs en 2023 ?
©agsandrew / Shutterstock

Exosquelettes, robots, prothèses, ordinateurs, électrodes reliées aux muscles ou aux nerfs… le vieux rêve de commander des machines par la seule pensée progresse peu à peu. Au point de bouleverser l’année à venir ? Nous avons demandé à des experts.

C’est un peu comme la voiture volante : on en parle depuis des décennies, la science-fiction fantasme dessus, mais les applications concrètes se font toujours attendre. La technologie pilotée par la pensée – ou interface cerveau-ordinateur – est un vieux rêve qui peine encore à émerger auprès du grand public. Car la difficulté à « lire » les pensées pour les transformer en commandes et actions est réelle. Comme le dit le Fabien Lotte, directeur de recherche du Laboratoire bordelais de recherche en informatique : « La plupart des interfaces cerveau-ordinateur fonctionnent, mais elles fonctionnent mal. »

Deux voies parallèles se développent. D’un côté, l’option la plus fiable, mais aussi la plus extrême, consiste à percer un ou plusieurs trous dans la boîte crânienne et placer un ou des capteurs sur le cerveau à des endroits stratégiques. Avec tous les risques que cela comporte. L’alternative est non-invasive et donc bien moins risquée. Il s’agit de détecter l’activité cérébrale grâce à un EEG. C’est-à-dire un examen qui enregistre les signaux électriques du cerveau par le biais de nombreuses électrodes placées sur la tête. C’est un simple casque qu’on enfile, de manière totalement indolore et sans acte médical lourd. Mais le résultat est bien moins précis.

D’un rêve dans les années 1970 à une réalité au XXIe siècle

« La tech contrôlée par la pensée a commencé à être sérieusement évoquée dans les années 1970 par quelques scientifiques visionnaires, nous explique Jérémie Mattout, chercheur à l’Inserm au Centre de recherche en neurosciences de Lyon. Puis il y a eu les premières démonstrations de la possibilité d’une telle interface cerveau-ordinateur. Il a cependant fallu le début du XXIe siècle pour voir les premiers exemples concrets, grâce à la convergence des progrès en neurosciences, des capteurs, de l’informatique et la progression des puissances de calcul. Mais il ne faut pas s’enthousiasmer trop vite : les technologies n’ont pas encore quitté les laboratoires. On est toujours en phase de recherche. »

« On a vu dernièrement de très belles démonstrations aux États-Unis avec des implants qui commandent des bras motorisés contrôlés par le cortex moteur, par exemple. Mais, en l’état, ce n’est pas encore utilisable dans la vie quotidienne. »

Jérémie Mattout
Inserm-Centre de recherche en neuroscience de Lyon

Dean Burnett, neuroscientifique britannique, auteur de The Idiot Brain (2016) et The Happy Brain (2019), s’intéresse de près à la tech contrôlée par la pensée et analyse la situation de manière assez similaire. « La technologie qui peut être contrôlée par des implants placés dans le cerveau existe depuis plusieurs décennies. Cela n’a donc rien de très nouveau. Les choses ont certes évolué depuis lors et se sont grandement améliorées. Mais il me semble que c’est davantage grâce aux avancées des ordinateurs et des logiciels qu’à une révolution de nos connaissances dans l’activité neuronale et la technologie de captation. »

Des avancées majeures ces dernières années

« Le premier domaine d’application de la tech contrôlée par la pensée, c’est évidemment la santé, souligne Jérémie Mattout. Le but est de permettre de restaurer la mobilité ou les capacités de communication chez les personnes handicapées. On a vu dernièrement de très belles démonstrations aux États-Unis avec des implants qui commandent des bras motorisés contrôlés par le cortex moteur, par exemple. Mais, en l’état, ce n’est pas encore utilisable dans la vie quotidienne. »

Et d’ajouter : « En matière de restitution de la communication, certaines avancées sont aussi très impressionnantes. Mais dautres applications sont envisagées, cette fois en utilisant des interfaces non-invasives, ne nécessitant aucune chirurgie. Par exemple, pour la réhabilitation motrice suite à un accident vasculaire-cérébral. Lespoir, grâce à une interface connectée à des électrodes de stimulations des muscles du bras, est de permettre une récupération plus importante et plus rapide dune certaine motricité. »

Jeux vidéo, exosquelettes, neuroprothèses, drones, film, etc.

En matière d’interface cerveau-machine, les expérimentations les plus folles font régulièrement le buzz. Comme ces drones, ces robots, ces avions ou ces jeux vidéo que l’on contrôle par la pensée avec une technologie non-invasive et des commandes simples (monter, descendre, aller à droite, à gauche…). Dernièrement, le chinois Xiaomi a aussi imaginé un bandeau à porter sur la tête pour piloter sa maison par la pensée. En 2019, un chercheur britannique a créé un court-métrage, The Moment, dont les scènes peuvent varier selon l’activité cérébrale des spectateurs portant des électrodes qui enregistrent leur activité cérébrale. 

« Pour le grand public sans pathologie majeure, les implants placés à l’intérieur du cerveau ne sont pas envisageables à l’heure actuelle. Et le système non-invasif manque cruellement de précision. »

Abderrahmane Kheddar
CNRS -Académie des technologies

Les émotions ressenties par ces personnes, captées par des casques EEG, vont donc influer sur le film de 27 minutes en faisant évoluer scènes, musiques ou encore animations. « Le film change en fonction de ce que vous pensez, et ce que vous pensez change le film, a expliqué Richard Ramchurn dans une interview. Il devient une partie de votre esprit. »

Des obstacles toujours très présents qui limitent le déploiement

« Pour le grand public sans pathologie majeure, les implants placés à l’intérieur du cerveau ne sont pas envisageables à l’heure actuelle. Et le système non-invasif manque cruellement de précision. C’est comme si un orchestre jouait derrière un mur de béton de 1 mètre d’épaisseur et qu’on essayait de reconstituer la partition en écoutant avec des stéthoscopes », résume Abderrahmane Kheddar, directeur de recherche au CNRS et membre de l’Académie des technologies.

Il ajoute : « Qui plus est, certaines pistes dans le contrôle de l’interface cerveau-machine ne donnent pas les bénéfices attendus. Prenons l’exemple de l’exosquelette. Ce n’est pas pour rien que l’être humain a une carapace molle et que l’animal le plus grand sur Terre avec une carapace dure est le crabe des cocotiers. Il y a une raison physique naturelle, la physique des impacts. Les dernières recherches s’orientent d’ailleurs vers des exosquelettes mous, qui épousent la forme du corps. »

Et si on acceptait des implants dans notre cerveau ?

Ces dernières années, des start-ups font des avancées majeures en la matière. On peut citer NextMind, CTRL-Labs ou encore Neuralink. Créée en 2017 par Elon Musk, celle-ci est spécialisée dans les neurosciences et les interfaces cerveau-machine. Elle a mis au point une puce de la taille d’une pièce de monnaie d’environ un centimètre de large et que l’on relie aux différentes parties du cerveau par des fils 20 fois plus fins qu’un cheveu humain.

« Neuralink fait beaucoup parler, mais j’ai l’impression que c’est beaucoup de hype. Mieux vaut attendre les démos concrètes à venir. »

Dean Burnett
Neuroscientifique

En outre, Neuralink assure avoir trouvé un procédé pour implanter très simplement ce capteur dans le cerveau. En 2020, une démonstration a été faite sur un cochon. Désormais, des tests sur des êtres humains sont prévus pour 2023. In fine, Elon Musk espère ainsi que sa technologie permettra de soigner des maladies cérébrales telles que la maladie de Parkinson, Alzheimer ou encore la démence. Son rêve ultime ? Permettre de « télécharger » toute sa mémoire pour sauvegarder ses souvenirs. Mais on touche davantage à la science-fiction qu’aux neurosciences à l’heure actuelle.

« Dès qu’on accepte de mettre une puce dans le cerveau, les résultats des interfaces cerveau-ordinateur peuvent être spectaculaires, reconnaît Abderrahmane Kheddar. Mais c’est vrai aussi pour l’implantation d’électrodes sur des nerfs, comme vient d’en faire la démonstration en octobre 2022 une équipe de l’Inria de Montpellier dans le cadre du projet Agilis. Des électrodes ont été enroulées autour des nerfs médian et radial des bras de deux patients tétraplégiques. À l’aide d’un boîtier externe, lui-même relié à des muscles pour les stimuler électriquement, ils ont pu retrouver l’usage de leur main de manière assez fine pour saisir une canette de soda ou une fourchette et les porter jusqu’à leur bouche. On touche là à l’homme bionique. »

Qu’attendre en 2023… et après ?

« Il y a toujours la possibilité d’une percée majeure que personne n’a anticipée, et cela pourrait se produire cette année autant que les années suivantes, estime Dean Burnett. Neuralink fait beaucoup parler, mais j’ai l’impression que c’est beaucoup de hype. Mieux vaut attendre les démos concrètes à venir. Quant à l’adoption par le grand public d’interfaces cerveau-ordinateur, cela n’arrivera pas tant que la technologie ne sera pas abordable financièrement et permettra réellement de faire moins d’effort que le geste en lui-même. » Allumer une lampe dans une pièce par la pensée, ce n’est donc pas pour tout de suite.

« Globalement, on a compris comment fonctionnait le cerveau. Aujourd’hui, tout l’enjeu est dans les capteurs, leur miniaturisation et leur acceptation. »

Abderrahmane Kheddar
CNRS -Académie des technologies

Et dans le domaine de la recherche et des applications de santé ? Abderrahmane Kheddar a « l’impression qu’on a atteint un plateau à l’heure actuelle. Le système qui capte les activités cérébrales fonctionne bien avec les implants et un long apprentissage par le patient. Mais les alternatives non-invasives manquent de finesse. Globalement, on a compris comment fonctionnait le cerveau. Aujourd’hui, tout l’enjeu est dans les capteurs, leur miniaturisation et leur acceptation. Je suis assez étonné de constater que l’idée d’avoir des implants dans le cerveau ne choque pas plus que ça les jeunes générations. C’est peut-être de là que viendront les grandes avancées. »

Neurofeedback, troubles de l’attention, de la vigilance…

Enfin, l’interface cerveau-machine se distille peu à peu dans de nouveaux domaines comme « ceux de la vigilance, de la charge mentale et de l’attention, liste Jérémie Mattout. Le procédé du neurofeedback permet, avec la technologie non invasive, d’entraîner le cerveau à mieux fonctionner en suivant de près son activité au cours d’un processus dapprentissage. Par exemple, nous avons imaginé une sorte de jeu vidéo qui est en réalité un outil pour évaluer voire lutter contre les troubles de l’attention chez les enfants. »

« On peut aussi envisager des applications pour l’armée afin de s’assurer qu’un militaire a les capacités cognitives à un moment T pour effectuer une tâche particulièrement importante. Ou encore pour vérifier qu’une personne qui conduit est suffisamment vigilante et non en train de s’endormir. » Des applications certes moins flamboyantes que « télécharger son cerveau » ou faire voler un avion par la seule pensée, mais qui ont l’avantage d’être plus concrètes.

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