Disponible sur Mubi depuis ce vendredi 15 septembre, Rotting in the sun est une comédie satirique imprévisible portée par Sebastián Silva et Jordan Firstman. À l’occasion du Champs-Elysées Film Festival 2023, L’Éclaireur a eu la chance de discuter avec ce duo déjanté. Rencontre.
Disponible sur Mubi, Rotting in the Sun raconte la rencontre entre Sebastián Silva, un réalisateur dépressif aux tendances suicidaires, avec Jordan Firstman, un influenceur aussi sociable que déluré dans une ville balnéaire gay du Mexique. Après avoir décidé de collaborer, nos deux héros sont censés se retrouver à Mexico. Or, une fois arrivé dans la capitale, Sebastián reste introuvable. Jordan va alors se lancer à sa recherche afin de découvrir ce qu’il est arrivé à son ami.
Présenté à l’occasion du Champs-Élysées Film Festival, Rotting in the Sun a été écrit et réalisé par Sebastián Silva lui-même. Le cinéaste signe une aventure imprévisible et cynique, à l’image de son duo d’artistes. L’Éclaireur les a rencontrés durant la promotion du film en France afin d’évoquer le projet, le cinéma indépendant américain, ou encore leur vision singulière de l’industrie cinématographique. Rencontre.
Sebastián, pourquoi avoir voulu raconter cette histoire ?
Sebastián Silva : Le Covid m’a laissé beaucoup de temps pour réfléchir. Beaucoup de personnes ont souffert durant cette période, mais la plupart des gens, les personnes les plus privilégiées, étaient assis confortablement chez elles, à commander sur Amazon et à dévorer les programmes télé. D’autres en ont profité pour prendre de la distance avec notre monde. C’est mon cas, car le monde avant le Covid n’était pas un monde que j’aimais. Je ne suis pas un misanthrope, mais j’ai des tendances misanthropes. Je voulais faire un film dans lequel je pouvais détester tous les personnages, à commencer par le mien, tout en le faisant de façon amusante [rires].
Je ne voulais pas simplement me moquer des personnes privilégiées, de cette droite américaine et conservatrice. Ce serait trop facile et tout le monde l’a déjà fait. Avec Rotting in the Sun, je voulais aussi montrer que l’on peut se moquer des personnes libérales, car elles sont également privilégiées et elles font partie du problème, même si elles soutiennent les minorités. Il y a une hypocrisie presque inavouable avec ce genre de personnes. Je voulais vraiment faire une comédie misanthrope.
Cette misanthropie passe-t-elle par le fait que tous vos personnages semblent maudits ?
Jordan Firstman : Je pense que c’est la partie la plus radicale du film finalement, le fait que tous ces personnages soient filmés de cette manière. Le personnage de Catalina est très intéressant sur ce point. Elle prend les pires décisions dans ce film, elle ment et on se moque franchement d’elle. C’est aussi une victime ; une victime des circonstances et de son karma. Tous les personnages de ce film sont maudits.
S. S. : Je suis d’accord, le film parle de cette malchance. C’est très important pour moi de le souligner, car plusieurs personnes ont tendance à davantage pointer les scènes de sexe explicites et à ne retenir que cela, mais nous racontons une histoire bien plus grande. Pour moi, le film offre une véritable information au spectateur sur la manière de se tuer à petit feu, sans douleur, sur le suicide, sur l’obsession nocive des réseaux sociaux, mais aussi sur comment la communauté gay vit au Mexique. Le spectateur peut s’accrocher au sujet qu’il veut, car le film explore plusieurs thématiques, tout en offrant une histoire divertissante.
Rotting in the Sun mélange plusieurs genres. Comment définiriez-vous le film ?
S. S. : Je dirais que c’est avant tout une “crime comedy”. Pour moi, c’est exactement ça, car le fond du film, c’est l’histoire de Jordan qui cherche à retrouver son ami.
J. F. : Quand mes proches ont vu le film, ils ont réalisé à quel point il y avait une vraie histoire derrière. J’ai l’impression que dans le cinéma, il y a deux catégories : les films qui ont un scénario vide dans lequel le mystère est la seule histoire ; et les films vides qui suivent simplement des personnages. La raison pour laquelle j’ai voulu participer à ce film, c’est parce qu’il y a une vraie histoire. Je connaissais déjà le travail de Sebastián, je savais que ça allait être à la fois drôle, cynique et profond.
Vous incarnez votre propre rôle dans le film. À quel point vos personnages vous ressemblent-ils ?
S. S. : Il y a beaucoup de moi dans ce personnage, car nous avons tourné dans mon appartement. Le chien que vous voyez dans le film, c’est vraiment mon chien. Je peins, je lis, j’ai des rendez-vous avec HBO, comme mon personnage. Pour autant, la version fictive de Sebastián est beaucoup plus déprimée que ce que je suis dans la vraie vie. Je ne pense pas être une personne très facile au quotidien, mais j’aime aussi beaucoup la légèreté. J’aime danser, faire des plaisanteries et regarder des dessins animés. Je ne suis pas suicidaire H-24 [rires].
J. F. : Pour ma part, je me sens très différent de mon personnage. On a bien sûr plusieurs caractéristiques en commun, mais je ne suis pas aussi agressif que lui au quotidien. J’ai l’impression d’interpréter un personnage beaucoup plus stupide et naïf que moi dans le film. Je fais mon bébé dans le film ; il a besoin d’être aimé et il ne comprend pas ce qui lui arrive quand tout commence à exploser autour de lui. J’ai conscience que je suis vaniteux dans la vraie vie parfois, mais pas autant que mon personnage.
Quelles ont été vos sources d’inspiration durant l’écriture et le tournage ?
S. S. : La première source d’inspiration, ça a été moi-même, mais je me suis aussi beaucoup inspiré de ce que j’avais autour de moi à Mexico. Finalement, chaque scène que vous voyez dans le film est inspirée de ou reproduit quelque chose qui m’est arrivé. Par exemple, je me suis longtemps disputé avec un vendeur à la sauvette dans la rue qui voulait me vendre ses poèmes. Au final, j’ai fini par lui proposer de jouer dans le film, pour participer à une scène dans laquelle on se dispute [rires]. Je n’achèterai jamais ses poèmes, mais je trouvais ça drôle qu’il nous rejoigne pour une scène.
J. F. : C’est ça qui est incroyable avec ce film, c’est qu’il est nourri des expériences hilarantes de Sebastián.
Peut-on dire que le film a une part de documentaire, malgré la fiction présentée ?
S. S. : Je pense que c’est un film en forme de réalité augmentée. Je ne veux pas me comparer à Bolaño, mais c’est ce qu’il faisait au Mexique. Il racontait sa vie aux côtés de ses amis, tout en créant de nouvelles réalités.
« Je pense que le monde n’a pas besoin de film, que ce soit les films indépendants ou les grosses productions ; mais si on doit en faire, on doit essayer le plus possible d’inspirer les gens, de les pousser à penser différemment. »
Sebastián Silva
Rotting in the Sun est un film indépendant américain. Entre le Champs-Élysées Film Festival et le Festival de Deauville qui vient de se conclure, pourquoi le cinéma indépendant américain est-il si important ?
J. F. : Je pense que le cinéma indépendant et le cinéma indépendant américain sont actuellement les seules manières de réaliser quelque chose qui a de la substance. C’est typiquement ce que l’on voit avec la grève des scénaristes, car c’est la première fois dans l’histoire d’Hollywood que les studios sont dirigés par les rois de la tech et de la téléphonie. Aujourd’hui, ce sont des banquiers qui dirigent Hollywood et qui sont responsables de ce que les gens consomment. Je pense que le cinéma indépendant est aujourd’hui la seule façon de créer de l’art et de faire de vrais films.
S. S. : C’est difficile d’expliquer comment nous en sommes arrivés là. C’est un peu comme la poule et l’œuf. Est-ce le public qui demande des programmes stupides et vides ? Ou est-ce que c’est la faute des studios qui parviennent à convaincre le public ce qu’il faut regarder ?
Quelle vision avez-vous de cette grosse machine que représente Hollywood ?
S. S. : Disons que c’est assez usant que Marvel soit l’un des studios les plus populaires au monde, alors que ce ne sont que des gens dans des justaucorps qui passent leur temps à détruire des villes. Ils ne font que reproduire des millions de fois le même film. C’est déprimant aussi de voir des acteurs que l’on respecte rejoindre cette machine.
J. F. : J’ai participé à un projet Marvel… [rires]
S. S. : Ce que je veux dire, c’est que c’est une chasse gardée pour les acteurs qui ont réussi et que c’est une sorte d’objectif. Comment avons-nous pu atteindre ce niveau de stupidité ? On est aujourd’hui habitué aux films de super-héros, mais si on prend un peu de recul, on voit qu’ils n’ont rien de salvateur. C’est extrêmement violent. Je pense que Marvel et les gros studios abrutissent vraiment la société, car ils la représentent de façon manichéenne.
Je pense que le monde n’a pas besoin de films, que ce soit les films indépendants ou les grosses productions ; mais si on doit en faire, on doit essayer le plus possible d’inspirer les gens, de les pousser à penser différemment, plutôt que de les gaver.
« J’ai vraiment l’impression qu’Hollywood est dirigé par des enfants sous cocaïne. »
Sebastián Silva
J. F. : Traditionnellement, le public va prendre ce que vous lui proposez. Je pense qu’aujourd’hui, il a tellement été habitué à ce système de binge-watching à la Netflix que lorsqu’il voit quelque chose de bon, il pense que c’est mauvais parce qu’il ne sait pas comment le regarder. Il ne comprend plus. C’est effrayant. À côté, il y a des créations qui restent accessibles grâce à leurs codes et leur histoire, comme Everything Everywhere all at Once (2022). C’est calculé, mais c’est aussi travaillé.
S. S. : Si on prend, Disney, ils ont toujours fait des miracles et des contenus incroyables. Mais aujourd’hui, ils ne savent que faire des remakes de leurs chefs-d’œuvre. Qu’est-il arrivé aux artistes ? Qu’est-il arrivé aux bonnes idées ? J’ai vraiment l’impression qu’Hollywood est dirigé par des enfants sous cocaïne.
Rotting in the Sun, de Sebastián Silva, avec Jordan Firstman, disponible depuis le 15 septembre sur Mubi.