Rien ne semble plus naturel que d’ouvrir Spotify, Deezer ou YouTube pour lancer une playlist de musique. Tellement naturel qu’on en viendrait presque à oublier comment on faisait avant pour consommer ou découvrir de la musique !
Il a fallu quelques années entre l’invention du MP3 en 1993 et l’apparition des plateformes (illégales, puis légales) de téléchargement et d’écoute illimitée de musique en ligne. Ces dernières ont à peu près autant modifié l’industrie de la musique enregistrée que la commercialisation massive de disques vinyle à partir des années 1920. Désormais, plus besoin d’aller chez son disquaire ou d’ouvrir une radio musicale sur un poste crépitant à l’antenne mal réglée pour découvrir de nouveaux artistes : une connexion internet suffit, pour le meilleur et pour le pire. Mais, avant ce bouleversement majeur, tout était très différent.
Découvrir : l’importance des radios, de la presse et des disquaires
Avant d’écouter quoi que ce soit, encore fallait-il savoir quoi écouter. En la matière, il est vrai que le centre de gravité de la curation musicale a un peu changé. Si la presse spécialisée, par exemple, n’a évidemment pas disparu en 2023, son rôle et son tirage ont largement décru, au profit des sites en ligne, des influenceurs… ou des listes de recommandations de Spotify ! En revanche, le rôle de la presse consacrée à la musique au pic de sa gloire pouvait facilement faire ou défaire la réputation d’un artiste. Au faîte de sa gloire, au début des années 1960, le magazine Salut les copains affichait ainsi un tirage impressionnant de plus d’un million d’exemplaires.
À côté de la presse écrite, les amateurs de musique pouvaient également compter sur la force du pouvoir prescriptif de la radio : même avant la libéralisation du secteur en 1981, les Français pouvaient écouter un grand nombre de stations musicales, dont les puissants émetteurs étaient souvent placés à quelques kilomètres des frontières : RMC à Monaco, Europe 1 en Allemagne, RTL au Luxembourg ou encore Sud Radio en Andorre.
Ces médias, contournant le monopole d’État sur les communications, ne se privaient pas de diffuser largement la musique dont l’ORTF ne voulait pas et de faire découvrir des artistes de pop, de rock ou de jazz. À partir du début des années 1980, c’est au tour de la télévision d’être envahie d’émissions musicales et de tranches horaires consacrées à la diffusion de clips.
Mais le plus simple pour découvrir de la musique restait encore de se rendre chez un disquaire, à une époque où ces derniers étaient aussi communs que les librairies. En 1980, en plus des grandes surfaces culturelles alors naissantes, pas moins de 2 800 disquaires indépendants parsemaient le territoire et façonnaient nos goûts musicaux. Ils ne seraient plus que 300 aujourd’hui, et pour cause : il y a 40 ans, la consommation de musique était avant tout une affaire de bien matériel et de possibilité d’acheter la copie physique d’un album.
Écouter : la guerre des formats (Vinyles, K-7, CD)
L’histoire de la musique a longtemps été une histoire de supports liés à des avancées technologiques. Jusqu’au début du XXe siècle, la musique enregistrée était une affaire de cylindres, coûteux et fragiles, remplacés dans les années 1920 par les premiers disques plats, les fameux 78 tours. Eux-même sont évincés par les disques à microsillons après la Seconde Guerre mondiale : les 33 et 45 tours que les mélomanes continuent de s’arracher. Mais ces derniers doivent rapidement faire face à l’apparition de la cassette audio.
Nos bonnes vieilles K7 ont été développées dans les années 1960, mais c’est à partir de la fin des années 1970 et de la baisse de prix des lecteurs, magnétophones et appareils portables, que ces formats d’assez basse définition mais peu chers et facile à copier vont s’imposer. C’est l’ère du walkman, fièrement porté à la ceinture pendant une séance d’aerobic.
La cassette va néanmoins finir par céder le pas à son concurrent numérique, réputé plus solide, plus qualitatif et surtout infiniment plus facile à produire en série : le CD devient, dans les années 1990, le standard musical incontesté. Bénéficiant de coûts de fabrication faibles et d’une facilité de duplication, le CD va donner lieu à un véritable boom de la distribution de musique, culminant en 2002 à un pic de 165 millions d’albums et de singles vendus… Avant d’entamer une longue chute face au téléchargement illégal de contenu, puis face à l’offre légale de streaming.
En tout état de cause, si vous souhaitiez écouter un album à la fin des années 1980, vous aviez l’embarras du choix, puisqu’il était très commun qu’une même œuvre soit éditée au minimum sur trois éditions : en 33 tours, en cassette et en CD. Avec, bien entendu, des déclinaisons ne mettant en avant que les tubes sous forme de CD deux titres ou de 45 tours.
Bricoler : à l’ère des mixtapes, des bootlegs et des premiers copieurs de CD
À l’époque du vinyle, à moins d’avoir votre propre studio d’enregistrement ou votre propre usine de microsillons, difficile de modifier le contenu d’un disque ou de créer votre propre compilation. À partir du moment où les cassettes audio se sont démocratisées et que les magnétophones se sont répandus et n’ont plus été réservés qu’aux agents du FBI, tout a évidemment changé. Armé d’une cassette vierge et d’un magnétophone portatif, il devenait désormais très simple (avec un peu de dextérité) d’enregistrer tout un tas de morceaux différents sur un même support : c’est le début des playlists maisons et des mixtapes à offrir à l’être aimé ! C’est aussi le début de la copie illégale de contenu.
Ainsi, s’il est rapidement devenu très commun de copier la cassette d’un copain pour avoir une copie quasi-gratuite d’un album récemment commercialisé, des petits malins sont assez vite allés plus loin et ont commencé à capter des morceaux de concerts, de showcases ou de moments de répétitions privés pour en faire des « albums pirates » et autres « bootlegs ». Certains sont devenus très connus : Kraftwerk, Bruce Springsteen, Kate Bush ou Nirvana ont vu une partie de leurs morceaux inédits circuler sous le manteau. Certaines de ces productions clandestines ont presque dépassé en notoriété certains albums officiels et sont parfois citées comme des « essentiels » de la discographie de leurs artistes.
Le phénomène, qui restait relativement rare, va évidemment s’amplifier et s’accélérer à la fin des années 1980 et tout au long des années 1990 : alors que les moyens d’enregistrer discrètement se multiplient, les premiers copieurs de CD font leur apparition et deviennent progressivement implantés sur les lecteurs optiques de la plupart des ordinateurs.
Avant même que la musique soit dématérialisée, il devient ainsi aisé de la copier et de la faire très largement circuler sur des CD vierges, achetés comme il se doit par paquet de 100 ou de 200 dans un supermarché luxembourgeois ou andorran. Des pratiques qui ont largement disparu à mesure que toutes ces formes de copie artisanales ont petit à petit été remplacées par une offre légale, mais qui ont façonné l’enfance et l’adolescence de millions d’auditeurs, aujourd’hui gentiment inscrits sur Spotify ou Deezer.