Avec un scénario mystérieux et un couple d’acteurs brillant, le réalisateur iranien signe un film noir prenant et maitrisé.
Coincée dans un embouteillage, Farzaneh croit apercevoir son mari Jalal monter dans un bus. Troublée, la jeune femme suit l’homme et l’observe entrer dans l’appartement d’une autre. Le soir, Jalal est formel : il n’aurait jamais pu se rendre à cet endroit à cause d’un rendez-vous professionnel. Bien décidé à tirer cette histoire au clair, le mari de Farzaneh se rend dans l’immeuble en question et découvre une femme qui est le sosie de son épouse, mariée à une copie conforme de lui-même…
Dans un Téhéran nocturne où la pluie sert autant de miroir que de voile impénétrable, Mani Haghighi filme deux couples confrontés à l’exacte copie d’eux-mêmes. Inutile de vouloir percer le mystère, la raison de cette ressemblance ne sera jamais dévoilée. Le cinéaste iranien préfère observer les relations entre ces quatre personnes, liées par le physique, mais pourtant si différentes. Alors que Farzaneh et Jalal tentent tant bien que mal d’avoir un enfant dans un appartement où la pluie s’introduit par le plafond, leurs doubles vivent dans un immeuble luxueux avec leur enfant fan de football. Devant la vie de leur double, chaque personnage remettra alors la leur en doute.
Ces dernières années, le cinéma iranien a pu montrer un nouveau visage avec Asghar Farhadi (Une séparation, 2011) et Saeed Roustaee (La Loi de Téhéran, 2019). Dans une industrie où les critiques ont tendance à mettre dans le même sac les productions d’un même pays, Mani Haghighi marque par son originalité. Les Ombres persanes est ancré dans un réalisme social profond, mais le long-métrage semble délaisser les réflexions politiques pour filmer un conte moderne sur le déterminisme et le libre arbitre. Petit-fils du réalisateur Ebrahim Golestan, le cinéaste a suivi de brillantes études au Canada, avant de revenir dans son Iran natal où il connaît lui aussi des problèmes de censure. Mani Haghighi a notamment été interdit de quitter le territoire pour aller présenter son film à Londres.
Une fable sur le déterminisme
Le lien de Mani Haghighi avec le Canada rappelle forcément les similarités de son film avec Enemy (2014) de Denis Villeneuve. Là aussi, Jake Gyllenhaal se retrouvait confronté à son double, mais aussi à ses choix de vie et ses propres démons. Dans Les Ombres persanes, la question de la liberté de choix dans la vie d’un homme ou d’une femme se pose, elle aussi, grâce à ce concept de science-fiction, empruntée au genre pour donner naissance à un film noir hitchcockien. En rencontrant une copie d’elle-même, Farzaneh réfléchit aux décisions qui l’ont poussée à adopter cette vie, troublée par la présence de cet enfant chez son double. Jalal, quant à lui, trouve dans le sosie de sa femme l’occasion de vivre un amour différent, quitte à oublier sa propre compagne.
Pour incarner ces deux couples à l’écran, Mani Haghighi a fait confiance à deux brillants comédiens iraniens, Taraneh Alidoosti (Leila et ses frères, 2022) et Navid Mohammadzadeh (La Loi de Téhéran). Aidés par le maquillage et le choix vestimentaire, les deux comédiens ne forcent pas le trait pour marquer la différence entre eux et leurs doubles. Alors que Mohsen, double de Jalal, aurait pu devenir caricatural par sa violence et son âpreté, Navid Mohammadzadeh dresse le portrait d’un homme paranoïaque, dont la confusion renforce les insécurités. Film noir oblige, c’est par ce personnage que l’issue tragique arrivera, dans un final glaçant.
Pour filmer ce labyrinthe de méditation existentielle, le réalisateur a adopté un style presque classique, pour ne pas surcharger le mystère de son histoire. Si le film manque parfois d’une vraie patte visuelle claire, Mani Haghighi se concentre sur les ombres de son cadre et l’eau, personnage intégrant du long-métrage. Téhéran est filmé sous une pluie battante presque fantastique, et l’eau semble envahir la vie des quatre personnages, par les écoulements au plafond aux verres consommés en permanence sous la moiteur du climat iranien.
Avec Les Ombres persanes, Mani Haghighi réalise un film noir maitrisé, fable moderne sur le libre arbitre où deux couples finiront par se perdre devant la crise existentielle qu’ils traversent suite à cette rencontre. Porté par un duo d’acteurs épatant, le long-métrage se dirige lentement et inexorablement vers sa fin tragique et désespérée. Une exploration efficace du thème du « Doppelgänger », présent en littérature chez Dickens (Le Conte de deux cités) ou au cinéma avec Le Prestige (2006) de Christopher Nolan.