Critique

Master Gardener de Paul Schrader : les fleurs du mâle

06 juillet 2023
Par Félix Tardieu
Joel Edgerton et Quintessa Swindell dans “Master Gardener”.
Joel Edgerton et Quintessa Swindell dans “Master Gardener”. ©The Jokers Films

Le réalisateur d’American Gigolo poursuit son éternel chemin de croix avec Master Gardener, présenté lors de la 79e Mostra de Venise. Joel Edgerton, impérial, y incarne un horticulteur revenu de loin et animé, dans la logique propre à l’auteur de Taxi Driver, par la perspective du rachat moral.

Dans un état de santé préoccupant, Paul Schrader, 76 ans, s’était rendu à Venise en septembre dernier pour y présenter son nouveau long-métrage et recevoir au passage un Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière. L’un des derniers vétérans du Nouvel Hollywood encore en activité et dont le travail – de scénariste notamment (Obsession, Raging Bull, Mosquito Coast, À tombeau ouvert) – a souvent été occulté par les cinéastes sans doute moins « problématiques » pour lesquels il a charbonné (Martin Scorsese, Sydney Pollack, Brian de Palma, Peter Weir), est enfin reconnu à sa juste valeur aujourd’hui, non seulement dans les rangs de la critique et des cinéphiles, mais également par les cinéastes eux-mêmes.

À l’instar de Quentin Tarantino, dont l’ouvrage Cinema Speculations (Flammarion, 2023) témoigne, entre autres, de son admiration sans bornes pour Schrader. Le réalisateur de Kill Bill lui doit – outre Taxi Driver et Hardcore – l’un de ses films de chevet, Légitime violence (Rolling Thunder en VO, 1977) de John Flynn, « long-métrage surprise » choisi par Q.T lors de sa venue à la Quinzaine des Cinéastes cannoise en mai dernier.  

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Retour en grâce  

Avec Master Gardener, le cinéaste américain nous livrerait-il alors son dernier film ? Au fond, peu importe – d’ailleurs, le réalisateur a récemment déclaré travailler, pour la seconde fois après Affliction (1997), à l’adaptation d’un autre roman de feu Russell Banks pour laquelle il devrait retrouver Richard Gere plus de 40 ans après American Gigolo –, car ce nouveau long-métrage a tout d’une apothéose, en tout cas d’un point culminant marquant la réminiscence de tout son cinéma.

Présenté il y a quelques semaines au Champs-Élysées Film Festival, le film met en scène un certain Narvel Roth, incarné par Joel Edgerton, horticulteur à la botte, et c’est le cas de le dire, de Mme Haverhill, riche propriétaire terrienne interprétée par Sigourney Weaver. Dans ce vaste domaine au relents colonial, Narvel est chargé de prendre sous son aile la petite-nièce de la maîtresse des lieux, Maya (Quintessa Swindell). Pris d’affection, Narvel s’efforcera tant bien que mal d’aider son apprentie à se dépêtrer de son addiction, quitte à renouer avec un passé peu glorieux et profondément enfoui. 

Joel Edgerton et Sigourney Weaver dans Master Gardener. ©The Jokers Films

Sur le papier, Master Gardener n’est pas un film très aimable – pour ne pas dire fort désagréable par moments –, légèrement atone et fade par rapport à ses deux derniers films, First Reformed et The Card Counter, à la fois étouffé par certains personnages caricaturaux et un discours critique somme toute inoffensif. On sent en effet un Schrader sensiblement désabusé, voire agacé ; sa critique tristement réac’ de la « culture woke » se cantonne peu ou proue à un t-shirt au slogan féministe arboré, de manière absurde, par l’agent du FBI référent du personnage principal.

Car, avant de passer maître dans l’art des jardins, Narvel n’était autre qu’un énième adepte fanatisé de la suprématie blanche (comme le rappellent, avec peu de subtilité, sa démarche militaire, les croix gammées et autres symboles mortifères tatoués sur son corps, sans compter les flashbacks insistants sur son passé de criminel). Cette ironie plutôt maladroite d’un cinéaste dépassé par son temps tombe systématiquement à plat quand, à l’inverse, sa manière de faire ressortir l’hypocrisie et la violence symbolique du personnage retors de Sigourney Weaver – ce jusqu’au papier peint pour le moins médusant du salon de Mme Haverhill – fonctionne à plein régime. 

Bis repetita placent

Malgré ces défauts et les coutures trop apparentes du scénario, Master Gardener demeure, sans se hisser non plus à la hauteur de ses prédécesseurs, un film fascinant, d’autant qu’il recèle de l’âpreté des précédents longs-métrages de Schrader. Il constitue assez naturellement le dernier chapitre d’une trilogie – un triptyque sur le mode « man in a room » sous les auspices, d’aucuns disent déjà, de Robert Bresson – dont cet opus constituerait à la fois la répétition et le pas de côté, la réverbération et la dissonance, le ressassement d’ordre quasi dépressif et l’incursion inattendue d’un élan vital inespéré échappant enfin au motif sans cesse rejoué du sacrifice moral.

Joel Edgerton dans Master Gardener. ©The Jokers Films

Si chaque film de Schrader est à peu de choses près la réincarnation du précédent, ce au moins depuis Taxi Driver (œuvre matricielle qui, comme le rappelle Q.T dans son livre, devait initialement être réalisée par Brian de Palma avant que le script n’arrive finalement entre les mains de Scorsese), Master Gardener se distingue notamment par cet horizon inattendu du happy end. 

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S’en tenant rigoureusement au canevas schraderien, le film dénote une cohérence quasi maladive dans l’œuvre du réalisateur, une sorte de rumination ininterrompue au fil des films. Si l’on ne peut s’empêcher d’y voir la répétition ad aeternam de Taxi Driver – l’homme blanc solitaire et traumatisé, méthodique, la voix off dévoilant ses moindres pensées, le retour inévitable de la violence, la rencontre d’une âme à sauver (la jeune Jodie Foster dans le film de Scorsese), la rédemption par le sang pour expurger le mal rongeant la société –, le film se veut surtout l’écho prolongé de The Card Counter, dont le joueur de poker taciturne incarné par Oscar Isaac semble être un moule réemployé quasiment à l’identique dans la partition de Joel Edgerton.

Master Gardener.©The Jokers Films

Tatouages, cheveux laqués, une voix qui ne tremble jamais, une vie d’ascète totalement iconoclaste rythmée par la confession, l’attitude impassible, voire parfois le même costume. À quelques détails près, les deux hommes se superposent parfaitement, à l’image de deux films que l’on pourrait croire intentionnellement synchronisés (1h51 chacun, pour être exact). 

Prison break

Sans aller jusqu’à dresser la liste exhaustive des similitudes entre les trois volumes de ladite trilogie – mentionnons, a minima, une scène onirique de Master Gardener faisant directement écho à celles de la projection astrale de First Reformed et du jardin illuminé de The Card Counter –, on peut néanmoins se réjouir de voir Schrader enfin en pleine possession de ses moyens, sans ingérence des studios, ses films distribués correctement en salles.

Le cinéaste-théoricien du Style transcendantal au cinéma déploie ici pleinement sa palette, accouchant d’un film ne tenant pas seulement du pur et simple remake ou de la répétition, mais d’une réinvention teintée d’optimisme. Le film tient peut-être sa raison d’être dans son dernier plan, qui défait à lui seul le noeud de l’ultime scène magistrale de The Card Counter.

Bande-annonce VF de Master Gardener de Paul Schrader.

En somme, là où les précédents films de Schrader sondaient la beauté, la transcendance jusque dans la vengeance perpétrée, dans un acte passionnel, par ses sempiternelles figures de vigilante, son nouveau long-métrage offre enfin à son personnage la possibilité de déposer les armes, de faire pleinement corps avec l’autre et, ce faisant, d’abattre sereinement les murs de sa prison mentale.

Master Gardener, de Paul Schrader, 1h51, avec Joel Edgerton, Sigourney Weaver, Quintessa Swindell, Esai Morales. En salle le 5 juillet. 

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Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste