Décryptage

Le droit à l’avortement, grande cause littéraire américaine

01 mars 2023
Adhérent
Article réservé aux adhérents Fnac
Le droit à l’avortement, grande cause littéraire américaine
©Philip Yabut

Depuis plusieurs années déjà, les romanciers et surtout les romancières américaines multiplient les œuvres coup de poing pour sonner l’alarme. Alors qu’aujourd’hui plus que jamais, le droit à l’avortement est en danger, leurs livres résonnent avec une puissance inédite. Et si la littérature était l’arme la plus redoutable pour éveiller les consciences endormies ?

C’est le propre des grand·e·s romancier·ère·s que de sentir le vent tourner avant tout le monde. À force d’errer la plume à la main en humant l’air du temps et en observant l’humanité à l’œuvre, on a tendance à jouer les oiseaux de mauvais augure. Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis décidait de révoquer l’emblématique arrêt Roe vs Wade, adopté en 1973, qui rendait l’IVG légale sur l’ensemble du territoire. Elle offrait ainsi à chaque État américain la possibilité de légiférer sur le droit à l’avortement. Aussitôt, des bastions du conservatisme comme le Texas, l’Oklahoma ou le Tennessee s’empressaient d’adopter des lois restreignant cette liberté fondamentale que l’on pensait inattaquable. Si la stupeur générale s’est emparée d’une partie de la population américaine et du reste du monde, poussant même le gouvernement français à ouvrir une discussion sur l’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution, cela faisait des mois, voire des années que dans le milieu littéraire, certaines voix s’élevaient pour prévenir du danger.

De glorieuses lanceuses d’alerte

Au moment d’évoquer les romancières visionnaires, permettons-nous quand même une mention spéciale à Margaret Atwood. Dès 1985, dans une œuvre dystopique devenue culte, La Servante écarlate, adaptée depuis en série à succès sur la plateforme Hulu, l’écrivaine canadienne lançait les premiers feux d’alerte en imaginant dans un futur proche une nouvelle société américaine touchée par une baisse dramatique de la fertilité et bien décidée à limiter le rôle des femmes à celui de la procréation. Science-fiction violente, engagée, son roman résonne aujourd’hui plus que jamais avec l’actualité.

La servante écarlate (The handsmaid’s tale)

Dans une période plus récente, entre 2017 et 2018, coup sur coup sur une période de quelques mois, trois romans magistraux défrayaient la chronique et interpellaient leurs lecteur·rice·s sur le drame annoncé. Comme un symbole, Joyce Carol Oates fut la première à dégainer.

Joyce Carol Oates.©Dustin Cohen

Considérée comme la plus grande romancière américaine contemporaine, un monument indéboulonnable à l’œuvre foisonnante et à l’autorité incontestable, elle publiait à l’automne 2017 Un livre de martyrs américains, une déflagration magnifique, un des textes majeurs de son inépuisable carrière. À la fin des années 1990, dans l’Ohio, Gus Voorhees est assassiné sauvagement par Luther Dunphy. Rivalité amoureuse ? Différend financier ? Simple règlement de compte ? La raison est bien plus troublante. La victime était un médecin pratiquant des avortements. Son bourreau, un « soldat de Dieu » qui ne pouvait pas supporter qu’on porte atteinte à la vie. Joyce Carol Oates utilise ce crime odieux comme le point de départ d’une fresque corrosive représentant une Amérique ébranlée dans ses valeurs profondes. Avec finesse et subtilité, loin du manichéisme opposant gentils et méchants, elle raconte l’opposition viscérale de deux familles, symbole d’un peuple qui se déchire.

©Points

Quelques mois seulement après Joyce Carol Oates, Jodi Picoult prenait la relève du plus important des combats féministes avec un autre drame coup de poing qui n’hésitait pas à secouer les lecteur·rice·s et à montrer de manière frontale l’influence grandissante des opposant·e·s à l’avortement. Autrice acclamée partout dans le pays, souvent considérée comme une figure de proue d’une littérature plus populaire et feel good, elle prenait tout le monde à contrepied avec Une étincelle vie.

Le négociateur Hugh McElroy fête son quarantième anniversaire avec ses collègues au commissariat quand il est appelé pour une situation de crise. Un forcené vient d’ouvrir le feu dans une clinique et retient plusieurs personnes en otage. Il n’a pas choisi cet établissement par hasard : c’est le dernier endroit du Mississippi qui pratique l’avortement. Si la négociation s’annonce délicate, elle devient même infernale quand Hugh McElroy découvre que sa fille de 15 ans est à l’intérieur. Dans le même temps, à l’autre bout de l’État, une jeune fille est mise en examen pour avoir avorté après le délai autorisé. Sur son lit d’hôpital, alors qu’un policier garde l’entrée de sa chambre, elle se demande bien ce qui va lui arriver.

Page après page, Une étincelle de vie ne cesse de surprendre. Récit haletant qui assemble à merveille tous les codes du page turner hollywoodien – suspense, rebondissements, personnages hauts en couleur –, il est aussi une fable politique d’une subtilité et d’une humanité déchirante. Avec une écriture portée par l’empathie, Jodi Picoult lance un cri bouleversant et espère faire un pas vers la réconciliation des deux camps.

©Babel

Si l’on devait trouver une héritière à la grande Margaret Atwood, Leni Zumas serait toute désignée. Avec Les Heures rouges, publié en 2018, elle imagine une dystopie pas si lointaine dont l’horizon tragique se confond de manière troublante avec la réalité. Dans un futur proche, une Amérique de demain, l’avortement est interdit et l’aide à la procréation est en passe de l’être aussi. Dans un village de pêcheurs au cœur de l’Oregon, non loin de Salem – lieu emblématique de la chasse aux sorcières –, quatre femmes sont prises au piège de leur condition. Une mère de famille dépassée, une adolescente enceinte désireuse d’avorter, une marginale mystique qui soulage les femmes en secret, une professeure, seule, qui aimerait avoir un bébé : toutes se heurtent tragiquement aux nouvelles règlementations en vigueur et s’apprêtent à se battre pour se réapproprier leur vie. Roman choral poétique, drôle et touchant, Les Heures rouges émeut autant qu’il révulse. Car, derrière le petit théâtre de l’humanité, se dévoile une charge virulente contre le puritanisme américain et un Trumpisme nauséabond qui n’a de cesse de rabaisser la féminité pour mieux pouvoir l’écraser.

©Les Presses de la Cité

Un homme parmi les femmes

Au milieu de ce chœur de romancières, rares sont les hommes qui ont osé à ce jour s’emparer littérairement du sujet de l’avortement. Douglas Kennedy, le plus français des écrivains américains, a beau avoir depuis longtemps émigré en Europe, il n’en reste pas moins un observateur avisé des dérives coupables de son pays natal. Il n’est d’ailleurs jamais aussi percutant que quand il le brosse à la paille de fer. Avec Les Hommes ont peur de la lumière, un titre emprunté à La République de Platon (« On peut aisément pardonner à l’enfant qui a peur de l’obscurité ; la vraie tragédie de la vie, c’est lorsque les hommes ont peur de la lumière »), il façonne un roman noir ébouriffant.

À travers un Los Angeles crépusculaire, au volant de son Uber jour et – surtout – nuit, Brendan, ancien ingénieur victime de la crise, se démène pour sortir la tête de l’eau et échapper à cette vie précaire qui l’étouffe. Au détour d’une course, il fait la rencontre d’Élise, une professeure d’université qui consacre son temps libre à accompagner des femmes souhaitant interrompre leur grossesse. Alors qu’il la dépose devant l’une des seules cliniques de la ville spécialisée dans les avortements, ils échappent de peu à un terrible attentat. Pris au piège d’une machination diabolique menée par un groupe extrémiste « pro-vie », ce duo inattendu se retrouve propulsé au cœur d’une affaire qui le dépasse, un affrontement idéologique qui va déchirer une ville prête à exploser.

©Belfond

Avec cette chronique sociale au vitriol et ce thriller haletant, Douglas Kennedy fait surtout le récit touchant d’une prise de conscience, celle d’un homme banal, un travailleur au bout du rouleau, qui réalise la fragilité de ses convictions. Bercé des douces illusions de sa femme, fervente catholique et militante « pro-vie », Brendan n’avait jamais pris la mesure du combat pour l’avortement. Il faudra ce tragique événement pour qu’il s’autorise à penser autrement.

Le combat continue

Depuis la révocation de l’arrêt Roe vs Wade, le combat idéologique bat son plein dans tout le pays. Et la lutte se poursuit sur les étals des librairies. Paru il y a tout juste quelques semaines en France, Mercy Street, le nouveau roman de Jennifer Haigh, prouve que la relève est assurée avec brio. Dans Le Grand Silence, elle s’attaquait déjà au puritanisme ambiant en pourfendant les secrets non avouables de l’Église américaine. Elle revient cet hiver avec un récit en caméra embarquée au cœur d’une clinique pratiquant l’avortement. On suit le quotidien de Claudia, qui depuis des années affronte la peur et la détresse de nombreuses patientes aux destinées bouleversées, et on s’émeut de ce lieu magique où brille encore l’humanité. Comment deviner qu’en secret, la main de Dieu s’apprête à frapper ?

©Galllmeister

Isabelle Hanne n’est pas américaine, mais elle connaît tout de la guerre idéologique qui fait rage aux Etats-Unis. Journaliste française pour Libération, correspondante à Washington pendant le mandat de Donald Trump, elle a été la témoin privilégiée des nombreuses atteintes portées jour après jour au droit à l’avortement. Ce sont ces drames silencieux qui la poussent à se lancer dans l’écriture du Choix, son premier roman. Dans ce récit choral tonitruant et ce thriller au cordeau mené tambour battant, elle plonge quatre personnages dans une bataille culturelle, sociétale, mais aussi physique, une lutte féroce entre les pro et les anti-avortement. Leah, une fille de sénateur Républicain obsédée par sa sainte virginité, Mark, un trentenaire égaré qui puise dans la Bible la force de continuer, Norma, une femme qui tombe enceinte au pire des moments et enfin Tony, un médecin qui, malgré les pressions, continue d’offrir aux mères le choix de la maternité : leurs certitudes et leurs à priori ne pouvaient que se percuter.

©Éditions La Goutte d’Or

À lire aussi

Retrouvez tous les articles Contact dans votre espace adhérent
Tout ce qui fait l'originalité de la Fnac et surtout, tout ce qui fait votre originalité.
Espace adhérent