À l’approche des fêtes et des réunions de famille, nombreuses sont celles se réunissant autour du petit écran, plaids bien chauds et tasses de thé en renfort. Au programme : des productions mettant bien souvent en scène… d’autres familles. Depuis l’apparition des séries, dans les années 1950, l’institution familiale est un pilier du format, et ses représentations ont bien évolué.
Dans la famille des séries, je demande la grand-mère ! Nul besoin de piocher : l’ancêtre du format sériel est facilement identifiable. Aux origines du genre, une sitcom imaginée par Lucille Ball et son mari Desi Arnaz en 1951 : I Love Lucy. De nouveaux codes sont alors définis : le tournage a lieu devant un vrai public à Hollywood, et plusieurs caméras de 35 mm sont utilisées. Mais, surtout, ce sont, déjà, les péripéties d’un foyer et plus particulièrement d’un couple qui sont mises en scène. Un ressort scénaristique qui s’impose, jusqu’à aujourd’hui, dans la plupart des descendants de la série, de Mariés, deux enfants à Mercredi, en passant par The Crown.
À l’origine, des thèmes familiaux pour un média domestique
Si la famille est au cœur des productions de la télévision dès ses débuts, c’est avant tout pour coller aux ambitions de ce nouveau média. Selon Maureen Lepers, docteure en cinéma audiovisuel et chargée d’enseignement à l’université Paris 3 : « Quand la télévision arrive dans les ménages aux États-Unis dans le milieu des années 1950, elle est installée par ses promoteurs comme un média domestique. » Le petit écran projette des images dans les foyers, les salons, et donc dans les familles. « Il y a cette volonté de réunir tous les membres autour du même écran, et d’être avant tout un média familial », poursuit la professeure.
Un média familial qui doit pouvoir parler au plus grand nombre et, de fait, correspondre aux normes de la société occidentale de l’époque. « On est d’abord dans une conception un peu conservatrice, explique Maureen Lepers. Celle de la famille de classe moyenne, plutôt blanche, hétéronormée, avec des enfants. » C’est ce modèle qui est la cible prioritaire des producteurs de télé, « et en particulier la femme au foyer qui reste à la maison », précise la spécialiste.
C’est pour cette raison que la mère de famille est une figure très présente et très stéréotypée sur le petit écran. Elle est longtemps cantonnée au foyer, désignée experte des tâches ménagères et limitée aux considérations domestiques ou superficielles. « Malgré tout, cela a quand même toujours été une figure un peu critique », tempère la Maureen Lepers.
Effectivement, dans I Love Lucy, on devine déjà une réflexion sur ce personnage enfermé à la maison. Un peu plus tard, en 1964, Ma sorcière bien-aimée montre les tribulations d’une femme pour faire tourner son foyer, tâche qui lui serait impossible sans magie.
« Une façon de dire aux femmes que si elles n’ont pas de pouvoirs magiques, cela ne peut pas fonctionner, fait remarquer la spécialiste. Il est vrai que le personnage de Samantha [incarné par Elizabeth Montgomery, ndlr] critique le cadre hétéronormatif dans lequel il évolue, et le montre comme un peu dysfonctionnel. Mais en même temps, Samantha ne vient pas tellement perturber ce cadre ! Elle cherche toujours à le faire fonctionner. »
De la famille conservatrice aux clans dysfonctionnels
Ces premières représentations de la famille vont, selon Maureen Lepers, servir d’étalon à toutes les autres. « À partir de ce noyau-là, on va peu à peu pouvoir proposer tout un éventail de représentations qui confirment ou infirment ce modèle, fantasmé et commercial », ajoute-t-elle.
C’est ainsi qu’à partir des années 1960, les sitcoms et soaps opéras venus des États-Unis, modèles dominants de l’époque, commencent à montrer des familles recomposées et dysfonctionnelles. C’est le cas dans de feuilletons – sinon de qualité, du moins cultissimes – comme Des jours et des vies (apparu en 1965) ou Les Feux de l’amour (dont le premier épisode est diffusé en 1973).
Pour Maureen Lepers, « ces séries montrent que le modèle de la famille blanche issue de la classe moyenne, échappant supposément à tout commentaire et devant constituer un idéal à atteindre, est un modèle qui ne fonctionne pas ». Aussi bien dans la vie réelle que dans un scénario. Car, en montrant des familles qui se décomposent et se recomposent sans cesse, et en mettant en scène des personnages tous plus ou moins connectés par un lien de parenté, attesté ou révélé, les scénaristes peuvent créer du conflit et de la tension narrative.
Peu à peu, le modèle de la famille idéale explose. « La malléabilité de cette institution, sa capacité à sans cesse se réactualiser et se recomposer va aussi devenir un sujet de fiction. Dans une série comme Six Feet Under [apparue, en 2001, ndlr], basée sur l’hystérie familiale, on montre clairement que le modèle dominant jusque-là ne peut plus fonctionner », affirme Maureen Lepers.
Ce petit chef-d’œuvre, qualifié de rien de moins que la meilleure série de tous les temps par Télérama, raconte les errements d’une famille perdant tous ses repères suite à la disparition du père. La critique, voire la caricature de la famille traditionnelle, qu’elle soit ouvertement exprimée (comme dans Les Simpson à partir de 1989) ou qu’elle repose sur les capacités de décryptage du public (par exemple dans Desperate Housewifes, sortie en 2004), se penche aussi sur des considérations économiques.
Les familles riches des soaps opéras classiques sont remplacées par des profils sociaux plus diversifiés : on peut par exemple suivre les galères d’une famille de « white trash » vivant dans un taudis des quartiers pauvres de Chicago dès 2011, dans l’excellente Shameless US.
Un prétexte pour raconter la société
Avec le temps, les familles des séries évoluent donc vers des représentations plus diverses et plus réalistes, qui sont en fait le reflet des réflexions et évolutions de chaque époque. « La famille est une figure intéressante à travailler pour les showrunners, parce qu’elle permet de prendre le pouls de ces évolutions sociales, confirme Maureen Lepers. Dans cette institution, il y a toute une société, et les injonctions culturelles y transparaissent. »
De fait, il y a toujours une forme d’adéquation entre ce qu’il se passe dans le monde réel et les images que les séries véhiculent. Par exemple, plus le racisme et la discrimination sont combattus aux États-Unis, plus des séries mettant en scène des familles racisées, comme Arnold et Willy (créée en 1978), Le Prince de Bel-Air (sortie en 1990), ou Ma famille d’abord (diffusée dès 2001), sont produites.
Récemment, alors que la parole se libère de plus en plus sur les agressions sexistes et sexuelles, la série House of the Dragon laisse transparaître, selon Maureen Lepers, une réflexion sur le regard porté sur les abus intrafamiliaux. « C’était déjà le cas dans Game of Thrones, mais la question de l’inceste n’est pas du tout posée comme un problème dans le spin-off, constate-t-elle. Ça dit quelque chose du silence collectif qui existe dans nos sociétés occidentales autour de cette question de société. » Si les showrunners n’initient pas forcément ces changements sociaux, ils suivent et s’accordent aux tendances.
La figure stéréotypée de la mère de famille, mentionnée plus haut, évolue : très loin de la femme au foyer effacée, sans autorité et aux petits soins pour ses enfants, on découvre par exemple, dès 2000, Loïs, la maman de Malcolm dans la série du même nom. De nouvelles structures familiales apparaissent également : quand de plus en plus de pays légalisent le mariage pour les personnes de même sexe, Modern Family met en scène une famille homoparentale à partir de 2009.
Peu importe les questions et les identités qui émergent dans nos foyers, nous sommes forcément susceptibles de les retrouver dans nos séries. Et c’est bien pour cela que les programmes relatant des aventures familiales plaisent autant. « Il y a un potentiel d’identification ultrafort : tout le monde a une famille, et tout le monde reconnaît des choses dans ce qui est dépeint à l’écran », conclut Maureen Lepers.
Une chose est certaine : que notre tribu soit construite sur le sang à l’image de Mon oncle Charlie, sur l’amour comme dans Umbrella Academy, ou sur une amitié à la Friends, il est toujours plaisant d’observer des familles encore plus cinglées que la nôtre.