Entretien

Les livres d’Emmanuelle Richard : “je ne suis toujours pas parvenue à lire Le Deuxième Sexe

24 novembre 2022
Par Sophie Benard
Les livres d'Emmanuelle Richard : “je ne suis toujours pas parvenue à lire Le Deuxième Sexe”
©DR

Chaque mois, un·e artiste (acteur·rice, auteur·rice, chanteur·se…) partage avec L’Éclaireur la dizaine de livres qui l’ont particulièrement touché·e, pour différentes raisons, à différentes époques de sa vie. Ce mois-ci, l’autrice Emmanuelle Richard se prête au jeu.

Après quatre romans – Selon Faustin (L’école des loisirs, 2010), La légèreté (L’Olivier, 2014), Pour la peau (L’Olivier, 2016) et Désintégration (L’Olivier, 2018) – et un essai – Les corps abstinents (Flammarion, 2020), Emmanuelle Richard vient de faire paraître, pour la dernière rentrée littéraire, Hommes : un texte virtuose et bouleversant.

Le premier livre qui vous a marqué ?

Sa Majesté des mouches, de William Golding. C’est un livre lu au collège, à un âge auquel je me situais en bas de l’échelle hiérarchique de socialisation – un âge de violence plus ou moins latente, la possibilité de celle-ci présente en acouphène. Un âge que j’ai trouvé extrêmement difficile, brutal à traverser.

Lire Golding a été un soulagement en ce qu’il a constitué un îlot de familiarité : je me souviens avoir éprouvé un fort sentiment de reconnaissance, dans tous les sens de la polysémie du mot, parce que ce qu’il montrait des dynamiques de groupe me confirmait que ce qu’il me semblait voir, nié par les adultes, existait. Je m’étais sentie moins seule.

Celui qui parle le mieux d’amour ?

L’œuvre entière de Maggie Nelson. Sa vision d’une certaine intensité de présence au monde ainsi que de l’amour amoureux, sa façon d’aimer mais aussi de vouloir être aimée, la manière dont elle érotise la possibilité d’abandon à l’autre comme la chose la plus hautement désirable entre deux individus (cette qualité de relation-là, de territoire partagé), entre assez fort en résonance avec la mienne. Proche de l’idée “d’intimité spontanée, inconditionnelle” trouvée chez Murakami il y a peu dans Les Amants du Spoutnik.

Sans avoir encore lu De la liberté, je n’ignore pas ce qu’il contient comme grande idée relative à l’amour la façon dont on surestime l’idée de liberté absolue, qui évidemment n’existe pas ; le “care” et le souci de l’autre, le soin d’une relation avec tout le travail, la patience que cela implique et engage comme, sans doute, la seule manière valable d’être au monde. Ça me touche, ça me parle.

Celui qui vous fait rougir ?

La Pharmacienne d’Esparbec. Je ne sais pas si ça a à voir avec la honte que cette littérature pornographique, complètement hétéronormée et phallocentrée, ait fonctionné sur moi – même si je n’ai pas terminé le livre, répétitif à force… Je l’ai lu au moment où je cherchais des sources d’inspiration pour composer les parties que je voulais érotiques dans Hommes (j’ai eu la tentation d’aller vers la pornographie lors de l’écriture de sa grande scène de masturbation, avant de commencer à la rédiger, et puis non, je n’ai pas emprunté cette direction car ça ne me ressemblait pas).

Je ne sais pas ce que raconte, en termes de part entre l’inné et l’acquis, dans la mécanique de mon propre désir, de sa construction culturelle de facto patriarcale, l’efficacité de cette littérature sur moi, mais j’ai trouvé l’écriture d’Esparbec et ses théories sur les genres littéraires, ses réflexions sur la fabrique d’écriture et la technique tout à fait pertinentes, fines, passionnantes.

Celui qui vous dérange ?

Dans la même lignée à visée d’inspiration qu’Esparbec, j’ai voulu lire J’irai cracher sur vos tombes, de Boris Vian. J’ai trouvé ça sexiste, misogyne, quasiment pédophile ; avec une monstration de rapports uniquement d’objectification entre les corps, avec une dégradation systématique du désir féminin.

Je n’ai pas essayé de faire la part des choses entre la nécessité de ces ingrédients dans l’économie narrative et la vision personnelle de Vian : ça m’a dégoûtée, ça m’est tombé des mains trop vite. Il paraît que les millenials détestent ce texte, ça ne m’étonne pas. Je trouve que ce rejet de leur part est un indice fort de changements des valeurs dans la bonne direction.

Celui qui vous obsède ?

La première page des Argonautes m’obsède complètement. Déjà, pour la puissance qu’elle dégage : il faut être incroyablement sûr·e de son talent et de son travail, follement conscient·e de ses forces, capacités et limites pour se permettre ça, tout court déjà, et en ouverture de livre par surcroît.

Ensuite, pour son équilibre : cette page réunit à elle seule tout ce qui m’intéresse en littérature ; tout ce que je recherche, tout ce vers quoi j’ai envie de tendre quand j’écris. Un mouvement parfait entre la force et la vulnérabilité ; la crudité frontale et nue et une immense délicatesse ; l’incarnation la plus sensorielle et ancrée, et la poésie pure.

Cette première page sensible, offerte, abandonnée et néanmoins inattaquable, construite dans une pleine maîtrise, constitue un équilibre absolument parfait qui me paraît indépassable.

Celui qui vous fait rire ?

Le Sexe des femmes d’Anne Akrich m’a beaucoup fait rire par son humour féroce et si juste concernant les hommes cisgenre et leurs comportements – souvent merdiques, a minima, problématiques voire gravissimes plus souvent qu’à leur tour – tels qu’ils sont construits par le patriarcat.

Mais c’est aussi un livre grave, d’une très grande mélancolie fine, discrète, cachée presque. Par pudeur j’imagine.

Celui qui vous fait pleurer ?

Chavirer de Lola Lafon m’a fait pleurer. Ce qu’elle dit sur le pardon, à la fin. Les lettres au père contenues dans Les Nuits d’été de Thomas Flahaut et Vers la violence de Blandine Rinkel, m’ont également émue aux larmes.

Je trouve à ce propos que celle de Blandine Rinkel peut également s’appliquer à certaines amours amoureuses – on voit l’autre jusque dans ses failles, aspects, dimensions les plus misérables et sordides, on le voit pleinement, en entier, dans une totale lucidité, et pourtant, on l’aime. On l’aime quand même. On l’aime malgré tout et parfois aussi pour cela. Petitesses et défauts, saloperies crasses – autant de produits de la faiblesse qui peuvent mener à l’envie de protéger. On accueille l’autre dans tout ce qu’il est par une empathie totale, une compréhension sans limite ; on embrasse cette faiblesse. On la comprend, on la pardonne. Jusqu’à un certain point. Celui où l’on se fait mal, où l’on se met en danger. Où l’on ne peut plus laisser prise sous peine de se détruire soi. Alors il faut rompre, pour se sauver. C’est très beau.

Celui qui vous console ?

Je ne peux pas en choisir qu’un. Les œuvres de Deborah Levy, Lola Lafon, Raymond Carver, Jean-Patrick Manchette, Thomas Flahaut, Jakuta Alikavazovic me consolent. Ce sont des écrivaines et écrivains qui offrent des étreintes, des tapes de réconfort sur l’épaule.

Des écrivain·e·s qui tombent et se relèvent, inlassablement presque, ou mettent en scène des personnages de cette trempe, aux prises avec la vie et ses difficultés les plus communes, ordinaires, partagées.

Des auteur·rice·s qui me semblent avoir chacun·e le goût de rapports profondément horizontaux entre les êtres, entre les êtres et le monde, et s’attachent à peindre de tels échanges, interactions. Il n’y a jamais de surplomb dans leur regard. Ils proposent des territoires doux. Et, quand ce n’est pas le cas, je pense à Manchette en particulier, on sent bien qu’il est dans le regret – la douleur – de ne pas pouvoir le faire, simplement parce que la réalité n’est pas comme ça.

Celui que vous n’avez pas compris ?

Voilà des années que j’entends parler d’Alain Damasio comme d’un auteur très important. J’ai fini par y aller en commençant par son roman jeunesse, Scarlett et Novak. J’ai trouvé le texte sans le moindre intérêt, homophobe par endroits, avec la monstration notamment d’une scène d’agression sexuelle parfaitement inutile. Voyeuriste.

Je me suis dit non merci, je passe mon chemin, il y a trop de choses importantes à lire pour perdre son temps avec des auteurs déjà datés de leur vivant, qui refusent de réfléchir à la dimension politique des représentations. Au-travers de cet échantillon de son travail, je n’ai pas compris le moins du monde son importance supposée.

Celui que vous voulez lire depuis des années, sans jamais y parvenir ?

Je continue de me réserver Proust pour beaucoup plus tard, et, très mystérieusement, je ne suis toujours pas parvenue à lire Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. C’est sans doute une grave lacune. Je l’ai en ma possession, j’ai essayé plusieurs fois d’y aller, je n’y parviens pas. Je n’ai pas d’explication à cette réticence.

À moins que l’âge auquel j’ai lu Mémoires d’une jeune fille rangée, il y a bien longtemps (j’avais à peu près l’âge de jeunesse de la narratrice mise en scène), qui me paraissait écrit depuis une autre planète, envahie de considérations surbourgeoises qui ne me parlaient à aucun endroit, en soi une.

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Article rédigé par
Sophie Benard
Sophie Benard
Journaliste