Décryptage

Violence, sexe, religion : ces films cultes qui ont fait scandale lors de leur sortie 

13 août 2022
Par Félix Tardieu
Malcolm McDowell (Alex DeLarge) dans “Orange mécanique” de Stanley Kubrick (1971).
Malcolm McDowell (Alex DeLarge) dans “Orange mécanique” de Stanley Kubrick (1971). ©Domaine public

Censure, menaces de mort, manifestations, attentats… L’histoire du cinéma est parsemée de polémiques et de débats acharnés qui mettent régulièrement à l’épreuve la liberté d’expression et de création des cinéastes – et pas des moindres (Scorsese, Kubrick, etc.). La résistance propre de certaines œuvres au temps ainsi qu’aux multiples tentatives de sabordage fait sans doute partie de l’apanage des grands films. Retour sur une poignée de longs-métrages dont la sortie en salle fut hautement périlleuse.

1 Freaks, la monstrueuse parade de Tod Browning, 1932

Aujourd’hui considéré comme un pilier du 7e art, le chef-d’œuvre de Tod Browning fut pourtant très controversé lors de sa sortie. Freaks est connu pour avoir influencé, entre autres, des cinéastes révérés tels que Werner Herzog, Guillermo Del Toro, Tim Burton ou encore David Lynch, avec notamment Elephant Man (1980). Le film, alors né du souhait de la MGM (Metro-Goldwyn-Mayer) de concurrencer les monstres d’Universal (dont le Dracula réalisé quelques années plus tôt par Tod Browning), suit la vie d’un cirque itinérant et de ses « monstres de foire » qui, malgré leurs difformités, se révèlent bien plus humains qu’il n’y paraît – Hans le Lilliputien (Harry Earles), les sœurs siamoises (Daisy et Violet Hilton), les femmes sans bras (Frances O’Connor, Martha Morris), l’homme-tronc (Johnny Eck), etc.

Tod Browning entouré du casting de Freaks.©Collection Christophel

Avant même sa sortie, le film fait parler de lui : sur le tournage, des employés horrifiés quittent le studio tandis que les vedettes du film se voient privées de cantine par la MGM. Lors de sa sortie aux États-Unis, le film, par ailleurs violemment fustigé par des groupes catholiques, est amputé d’une demi-heure – il dure alors à peine plus d’une heure – et voit sa fin remaniée : malgré la censure, Freaks déclenche un scandale retentissant aussi bien du côté de la critique que du public et le film est retiré des écrans un mois seulement après sa sortie. Browning, qui selon la légende aurait grandi dans le monde du cirque après avoir quitté sa propre famille, signe paradoxalement son ultime chef-d’œuvre en même temps que la fin prématurée de sa carrière (il ne réalisera plus que quatre longs-métrages après cet échec cuisant).

En Angleterre, le film restera interdit pendant plus de 30 ans. Ce n’est qu’en 1962 que, sorti d’outre-tombe pour être diffusé à la Mostra de Venise, il sera enfin considéré à sa juste valeur après des années passées dans des cinémas grindhouse où étaient essentiellement projetés des films d’exploitation. 

2 Orange mécanique de Stanley Kubrick, 1971

Adapté du roman éponyme d’Anthony Burgess (1962), Orange mécanique, sorti en 1971, est certainement l’un des films les plus violents de Stanley Kubrick. Le réalisateur de 2001 : l’odyssée de l’espace et Full Metal Jacket suit une bande de malfaiteurs emmenée par Alex DeLarge (Malcolm McDowell), commettant une série de crimes abjects, parfois à caractère sexuel, au sein d’une société totalitaire. L’extrême violence physique laissera place, dans la seconde partie du film, à la violence institutionnelle déployée sur Alex pour réhabiliter – en même temps qu’annihiler – l’individu. 

©Warner Bros.

Cependant, le film de Stanley Kubrick, pourtant grand habitué des polémiques (Les Sentiers de la gloire, Lolita  ou Eyes Wide Shut, son ultime long-métrage, furent eux aussi controversés en leur temps), demeure sans doute son film le plus dérangeant. Quelque temps après sa sortie, le film est accusé d’encourager les violences et les copycat crimes, c’est-à-dire les crimes qui auraient été directement inspirés par le film. Après avoir essuyé de nombreuses menaces, Kubrick lui-même décide en 1974 de la déprogrammation du film au Royaume-Uni, où Orange mécanique, après plus de 60 semaines passées à l’affiche, restera interdit pendant près de 30 ans, jusqu’à la mort du cinéaste en 1999.

En France, le film ne sera diffusé à la télévision que 25 ans après sa sortie (et en seconde partie de soirée). Preuve supplémentaire, s’il en fallait une, de l’influence majeure que le film a eue sur l’histoire du cinéma, le film de Kubrick est entré à la bibliothèque du Congrès des États-Unis en 2020. 

3 L’Empire des sens de Nagisa Ōshima, 1976

Présenté au Festival de Cannes en 1976, L’Empire des sens a révolutionné l’esthétique du cinéma érotique japonais et fait scandale dès sa sortie. Le film de Nagisa Ōshima, inspiré d’un fait divers survenu Japon des années 1930 – Abe Sada, une servante, étrangla son amant au moment de l’orgasme, avant de l’émasculer –, est resté célèbre pour ses scènes de sexe non simulées et son dialogue entre le sexe et la mort. L’Empire des sens commençait déjà par contrevenir aux codes du cinéma érotique de son temps en étant entièrement raconté du point de vue féminin et en filmant un acte sexuel frontalement. Le film est tourné au Japon, mais le projet est produit en France par Anatole Dauman.

Pour échapper à la censure dans son pays, Ōshima doit faire développer les rushes du film en France. D’abord classé X dans l’Hexagone, le film a obtenu une dérogation du Premier ministre de l’époque, Jacques Chirac, convaincu par de nombreux intellectuels de la dimension artistique du film. 

Au Japon, les autorités sont bien moins clémentes et le film tombe irrémédiablement sous le coup de la censure : les scènes de sexe sont coupées et son réalisateur est même appelé à comparaître devant le tribunal de Tokyo pour « obscénité ». Durant son procès, qui dure trois ans, le réalisateur déclare : « Si l’on considère que l’obscénité existe, il faut préciser qu’elle n’existe que dans la tête des procureurs et des policiers chargés de la poursuivre. » Pour sa ressortie au Japon en 2000, les scènes de sexe ont été réintégrées au long-métrage, mais les organes génitaux furent floutés. La version intégrale de L’Empire des sens est toujours censurée au Japon. 

4 La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese, 1988

La question de la foi – en particulier chrétienne – traverse de part en part la filmographie de Martin Scorsese. Élevé dans une famille catholique, le jeune Martin a un temps envisagé de devenir prêtre avant de se consacrer finalement au septième art. Sorti en 1988, La Dernière Tentation du Christ, adaptation de l’œuvre du romancier grec Níkos Kazantzíkis, est sans doute, avec Kundun (1997) et Silence (2017), son film qui traite le plus frontalement de cette thématique. Or, la sortie du film écrit par Paul Schrader – dans lequel on trouve, entre autres, Willem Dafoe en Jésus de Nazareth, Harvey Keitel en Judas ou encore David Bowie en Ponce Pilate, et Peter Gabriel à la bande originale – fut l’une des plus controversées et des plus virulentes de toute l’histoire du cinéma. 

Avant même sa sortie, le film de Scorsese est rejeté par les autorités religieuses et visé par des vagues de manifestations, des prières de nuit et autres protestations des milieux les plus conservateurs, offusqués par le caractère blasphématoire du film (fidèle au livre de Kazantzíkis). Le film est interdit de diffusion dans plusieurs pays, le cinéaste reçoit des menaces de mort, rien ne va. En France, la sortie du film tourne même à la catastrophe : un cinéma est incendié à Besançon, le film est déprogrammé de quasiment toutes les salles à l’exception de quelques rares cinémas encadrés par la police et, le soir du 22 octobre 1988, un groupe catholique intégriste provoque l’incendie de l’Espace Saint-Michel, au cœur du Quartier latin. L’attentat fait 14 blessés. 

5 Crash de David Cronenberg, 1996

En 1996, le réalisateur canadien David Cronenberg défrayait la chronique au Festival de Cannes  avec son adaptation du roman éponyme de J.G Ballard (1973), dans lequel des personnages en perdition et en panne de libido – pour faire court – cultivent un penchant sexuel pour les accidents de voiture et les corps mutilés. Malgré les innombrables visions dérangeantes dont les films de Cronenberg accouchent, Crash déclenche un véritable tollé lors de sa sortie.

Comme le rappelle Olivier Père dans un petit ouvrage consacré au film à l’occasion de sa ressortie (Crash – Rêves d’acier, Carlotta Films, 2020), les membres de l’équipe du film ont été violemment pris à parti lors de la traditionnelle conférence de presse cannoise à l’issue de la projection du film. Le film a finalement remporté le Prix spécial du jury malgré les réticences des jurés (et d’une critique globalement incendiaire) : Francis Ford Coppola, alors président du jury cannois, aurait tout bonnement détesté le long-métrage.

Holly Hunter dans Crash (version restaurée).©Carlotta Films

Aujourd’hui révéré par les cinéphiles, le film est un échec total au box-office, avec seulement 2,6 millions de dollars récoltés sur le sol américain. La carrière de l’acteur principal, James Spader, promise à un avenir étincelante (il avait notamment reçu le prix d’interprétation en 1989 pour Sexe, mensonges et vidéos de Steven Soderbergh), ne redécollera jamais réellement. Dans les cinémas de la chaîne AMC (États-Unis), des gardes sont postés à l’entrée pour veiller à ce qu’aucun mineur n’assiste aux projections. En Angleterre, le film est même boycotté à l’initiative des journaux The Daily Mail et The Evening Standard, jugeant le long-métrage pornographique. Le chef-d’œuvre de Cronenberg ne sortira au Royaume-Uni et aux États-Unis qu’en 1997. 

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Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste