La Palme d’or 2025 est née de la clandestinité. En salle depuis le 1er octobre, le nouveau film du réalisateur iranien Jafar Panahi, « Un simple accident », tourné au mépris d’une interdiction officielle, nous rappelle que le cinéma a souvent été un art de la confrontation. Retour sur dix films nés dans la défiance, dont les cinéastes ont tout risqué : la censure, la prison, l’exil.
Le combat prend ici bien des visages. Parfois, la résistance est frontale : un film produit au mépris d’un code de censure, ou qui expose une vérité historique que l’État veut étouffer. D’autres fois, elle est clandestine, tournée en secret au nez et à la barbe d’un pouvoir autoritaire. Elle peut être aussi allégorique, transposant dans la fiction le souvenir d’un totalitarisme bien réel. Le point commun de ces œuvres : des cinéastes qui ont mis leur art au service d’une conviction, quitte à en payer le prix fort.
Taxi Téhéran, Jafar Panahi (2015)
Interdit de filmer par le régime iranien, Jafar Panahi prend le volant d’un taxi et le transforme en studio clandestin. Caméra posée sur le tableau de bord, il capte les conversations de ses passagers… Le temps d’une course, la parole se libère. Et le véhicule de devenir ce huis clos paradoxal, cet espace fermé mais grand ouvert sur les contradictions de l’Iran.
Sa propre nièce, la jeune Hana Saeidi, expliquant les règles de la censure pour un devoir d’école, en offre une illustration aussi drôle que glaçante. Cet acte de désobéissance malicieux donne naissance à Taxi Téhéran, un film entre fiction et documentaire qui remportera l’Ours d’or à Berlin.
Freaks – La Monstrueuse Parade, Tod Browning (1932)
Ancien artiste de cirque, Tod Browning est chargé par la MGM de concurrencer les films de monstres d’Universal. Il les prend au mot avec un casting de véritables « phénomènes de foire ». Freaks raconte l’histoire de Hans, un nain séduit puis humilié par l’avide trapéziste Cléopâtre.
Mais alors, où est la monstruosité ? Chez ces êtres difformes mais unis par un code d’honneur, ou chez la femme « normale » qui les méprise ? Horrifié, le public provoque un scandale. Le studio mutile le film de 30 minutes et renie son auteur. Devenu paria, Browning verra sa carrière brisée.
La Bataille d’Alger, Gillo Pontecorvo (1966)
Caméra à l’épaule et noir et blanc granuleux : Gillo Pontecorvo filme la guérilla urbaine de la Casbah à la manière d’un document d’archive. L’illusion est si parfaite que Yacef Saadi, authentique chef du FLN, y joue son propre rôle face aux parachutistes du colonel Mathieu.
Le film montre la logique de la violence sans manichéisme : attentats du FLN et usage de la torture par l’armée française sont filmés avec la même froideur clinique. Ce réalisme insoutenable sur un sujet tabou vaudra à La Bataille d’Alger d’être interdit en France pendant cinq ans, où sa simple projection relevait de l’acte militant.
Vivre !, Zhang Yimou (1994)
Avec Vivre !, Zhang Yimou propose une fresque de l’histoire chinoise vue à travers le destin intime d’une famille. Nous suivons Fugui (You Ge), riche oisif devenu paysan, et son épouse Jiazhen, (Gong Li) à travers trente ans de chaos : entre guerre civile, Grand Bond en Avant et Révolution Culturelle.
Cette vision humaniste, centrée sur la résilience d’un couple face à la folie idéologique, fut jugée subversive. Le film sera banni en Chine et son réalisateur interdit de tournage pendant deux ans. Pendant ce temps, il triomphait à Cannes, remportant le Grand Prix et le Prix d’interprétation pour You Ge.
L’Homme au bras d’or, Otto Preminger (1955) & Certains l’aiment chaud, Billy Wilder (1959)
Le diptyque qui a fait tomber le Code Hays, système d’autocensure morale qui a bridé Hollywood pendant des décennies. En 1955, Otto Preminger lance l’offensive avec le drame L’Homme au bras d’or. Il y filme avec un réalisme cru l’addiction à l’héroïne d’un batteur de jazz, incarné par un Frank Sinatra halluciné. Son succès public et critique, malgré l’absence du sceau des censeurs, est un séisme qui ouvre une brèche décisive. Une brèche dans laquelle Billy Wilder s’engouffre quatre ans plus tard.
Après le film noir précurseur, le coup de grâce comique : Certains l’aiment chaud pulvérise par le rire les tabous sur le travestissement et la sexualité, porté par le génie de Marilyn Monroe, Jack Lemmon et Tony Curtis. Son triomphe mondial rend la censure non seulement contestable, mais surtout ridicule et obsolète.
Johnny s’en va-t-en guerre, Dalton Trumbo (1971)
Banni des studios durant la « Chasse aux sorcières », le scénariste Dalton Trumbo a passé plus de dix ans à écrire dans l’ombre, sous pseudonyme. Avec Johnny s’en va-t-en guerre, il adapte son propre roman pour signer le film de sa vie – ce sera son unique réalisation. L’histoire du calvaire de Joe Bonham (Timothy Bottoms), soldat-tronc emmuré dans son corps et devenu un cobaye pour les médecins militaires.
En opposant le N&B de son présent de mort-vivant aux couleurs d’une vie volée, Trumbo signe de son nom un bouleversant pamphlet antimilitariste, doublé d’un coup de poing vengeur à la face de l’Amérique qui a voulu le briser.
Léviathan, Andreï Zviaguintsev (2014)
Utiliser l’argent de l’État pour en dénoncer la corruption systémique. Andreï Zviaguintsev l’a fait avec Léviathan, fable biblique moderne sur le combat perdu d’avance de Kolia (Alekseï Serebriakov) contre un maire prédateur qui veut sa maison.
Le film dresse un tableau implacable de la Russie de Poutine où État prédateur et Église orthodoxe s’allient pour broyer le simple citoyen. Financé en partie par le ministère de la Culture, le film a déclenché une fureur officielle : attaqué par le pouvoir puis censuré, le scandale a de fait poussé son réalisateur vers un exil créatif, le privant de tout financement public. C’est en Europe qu’il parviendra à financer son film suivant, Faute d’amour.
Vol au-dessus d’un nid de coucou, Miloš Forman (1975)
Chassé de Tchécoslovaquie après l’écrasement du Printemps de Prague – sa satire Au feu, les pompiers ! y est alors « bannie à jamais » –, Miloš Forman signe sa revanche d’exilé outre-Atlantique avec Vol au-dessus d’un nid de coucou.
Dans son film, l’asile psychiatrique devient l’allégorie d’un système totalitaire. Face à l’infirmière en chef Ratched (Louise Fletcher), incarnation d’un ordre glacial et déshumanisant, se dresse la force de vie insolente de R.P. McMurphy (Jack Nicholson). Forman y transpose son propre combat contre la machine communiste qui a broyé son pays. Un film devenu depuis un symbole universel de la rébellion de l’individu face au système.
L’Exorciste, William Friedkin (1973)
C’est peut-être le plus grand séisme de l’histoire du cinéma d’horreur : évanouissements, crises de nerfs, ambulances devant les cinémas. En filmant le Mal s’emparant du corps d’une enfant de 12 ans (Linda Blair), William Friedkin ne se contente pas de choquer : il loge le blasphème et l’horreur sexuelle au cœur d’un blockbuster, déclenchant une panique morale hors norme, suscitant manifestations et interdictions locales, notamment au Royaume-Uni.
Là où Massacre à la tronçonneuse, l’autre grand séisme de l’horreur des seventies, fut banni pour sa violence physique insoutenable, L’Exorciste le fut pour avoir déclenché une profonde crise de foi, le tout en étant nommé pour 10 Oscars.
Le Diable n’existe pas, Mohammad Rasoulof (2020)
Comme Jafar Panahi, Mohammad Rasoulof est de ces cinéastes iraniens pour qui chaque film est un acte de résistance. Condamné à la prison et interdit de tourner, il a réalisé Le Diable n’existe pas en secret, le faisant passer pour quatre courts-métrages afin de déjouer la censure.
Le film interroge la responsabilité individuelle face à un ordre barbare à travers quatre récits qui explorent les conséquences de la peine de mort sur la vie des bourreaux et de leurs familles. Malgré la répression, le cinéma iranien continue d’inventer de nouvelles formes de résistance.