
Au beau milieu d’un océan de parutions consacrés aux faits divers, on vous a dégoté pour l’été quelques pépites littéraires. Et autant d’histoires vraies qui dépassent allègrement la fiction.
Difficile de dater exactement ou d’expliquer concrètement les raisons du retour en grâce inattendu et spectaculaire du true crime dans les librairies françaises. Ce sous-genre à part, à mi-chemin entre l’enquête journalistique et le récit littéraire, a connu son heure de gloire dans les années 1960 et 1970, sous l’impulsion des pionniers américains, Truman Capote, Norman Mailer ou encore Tom Wolfe, de grandes plumes de l’investigation fascinées par les plus grands faits divers de leur temps au point d’en faire la matière première de leurs drôles de romans.
Cette littérature fascinante qui, sous couvert de restituer la réalité, brosse les sociétés à la paille de fer, a fait des émules dans le monde entier, séduisant notamment, au carrefour des années 2000, certaines grandes plumes hexagonales comme Emmanuel Carrère qui, avec L’adversaire (2000) a retracé l’affaire Jean-Claude Roman, ou Florence Aubenas qui, dans La méprise (2005) offrait une relecture de l’affaire Outreau. Et puis… plus rien. Ou du moins pas grand-chose.
Est-ce dû au succès retentissant, vertigineux, de l’enquête réalisée par le magazine Society sur l’affaire Dupont de Ligonnès durant l’été 2020, ou bien à l’émergence de nouvelle voix brillantes comme David Grand aux États-Unis ou Philippe Jaenada en France ? Toujours est-il que le true crime se paie depuis quelques années une impressionnante cure de jouvence. Au point d’envahir les étals de nos librairies. Plus une semaine ne passe, surtout à l’approche de l’été, sans une revisite de faits divers, une folle enquête inspirée d’une histoire vraie ou un portrait d’une figure grandiloquente. Alors, si vous êtes un amateur du genre et ne savez plus où donner de la tête, on a déniché pour vous trois pépites qui méritent le détour.
Phil Spector, la descente aux enfers d’un génie du rock, de Mick Brown
Avec cette réédition collector d’un livre initialement publié en 2010 – au lendemain de la condamnation de Phil Spector à 15 années de prison pour meurtre au second degré sans préméditation, plus quatre années pour possession d’arme (neuf armes à feu ont été découvertes dans son manoir en plus de l’arme du crime) –, Sonatine apporte la preuve définitive qu’on peut être à la fois un artiste virtuose et un monstre inqualifiable.
Plus jeune directeur de label aux États-Unis, à 21 ans seulement ; découvreur des Ronettes dont il produit les tubes ; inventeur de la technique dites du Mur de son (un effet musical qui parvient à donner à de la musique pop la profondeur sonore d’un orchestre classique lors d’un enregistrement studio) ; dandy aux looks les plus extravagants, collaborateur des Stones, des Beatles, des Ramones ou encore de Leonard Cohen : la trajectoire de Phil Spector est celle d’une légende qui sent la musique avant tout le monde. Un gamin qui, au mitan de la vingtaine, était tellement riche que Tom Wolfe l’avait surnommé « le magnat du monde adolescent ».
Et puis, comme dans n’importe quel grand album, il y a la face B. Le démiurge tyrannique, le pervers lubrique, le paranoïaque au dernier degré, l’obsédé d’armes à feu : Mick Brown gratte le vernis à l’acide et ça fait mal. Sous le poids du succès et des millions, Phil Spector s’enferme dans son manoir californien et sombre dans la folie. Une descente aux enfers qui atteindra son apogée en 2003, avec le corps de l’actrice Lana Clarkson gisant dans un bain de sang et un nouveau procès retentissant, dix ans après celui d’O.J Simpson.
Entre biographie pop endiablée et true crime glaçant à souhait, à partir de centaines d’heures d’entretiens avec les véritables protagonistes, dont Phil Spector lui-même, Mick Brown compose une fresque ahurissante qui symbolise à elle seule le grand paradoxe d’une société américaine qui forge ses génies autant qu’elle engendre ses démons.
Les suppliciées d’Appoigny, de Sabrina Champenois
10/18 est aujourd’hui devenu l’un des fers de lance du true crime en France. D’abord avec le lancement en 2023 d’une collection imaginée en partenariat avec le magazine Society qui se propose de raconter les États-Unis à travers leurs grandes affaires criminelles. Et une recette simple, diablement efficace : des publications originales, directement en format poche et, pour chaque tome, un journaliste de Society, un fait divers et un État américain. Puis avec une deuxième collection, inaugurée cette fois avec le journal Libération, pour se replonger dans les faits divers glaçants qui hantent encore l’Hexagone.
Les suppliciées d’Appoigny de Sabrina Champenois a été choisi pour ouvrir la collection et quelques pages suffisent à en comprendre les raisons. La journaliste, fascinée de polars, nous plonge dans les décombres d’une sordide affaire qui est encore bien loin d’avoir livré tous ses mystères. Janvier 1984. À Appoigny, petit bourg de l’Yonne, Huguette, une adolescente de 18 ans parvient à s’échapper de l’enfer dans lequel elle vit depuis trois mois : la cave de Claude et Monique Dunand. En apparence sans histoire, le couple avait piégé la jeune fille de la DDASS pour la séquestrer et l’offrir aux désirs pervers du maître de maison, mais aussi d’une trentaine d’hommes, les mystérieux « clients ».
Fort du témoignage glaçant de Huguette qui dévoile également la présence d’une deuxième prisonnière, mais aussi de documents compromettants qu’elle a emportés avec elle, un procès retentissant s’ouvre en 1991. Mais ce qui devait être un point final sonne comme un commencement. Procès clément, morts suspicieuses de personnalités entourant l’affaire, disparition de preuves : tout semble jouer contre l’accusation. Au point d’évoquer l’idée d’une machination.
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Grâce à une reconstitution clinique des faits, dans laquelle elle fustige la machine judiciaire et martèle la violence des hommes, Sabrina Champenois recompose le puzzle morcelé d’un fait divers qui, page après page, semble bien plus important qu’il n’y paraît. Elle trace des conjectures qui demeurent encore aujourd’hui en suspens : existait-il une organisation secrète de dignitaires haut placés, prêts à payer pour abuser de jeunes filles ? Quel pont établir entre les Dunand et Émile Louis, le boucher qui a terrorisé la région, lui aussi prédateur de jeunes femmes placées à la DDASS ? Un bon true crime n’apporte pas de réponses, il pose des questions. Celles-ci vous hanteront.
La trahison de Sunset Park, de Victor Guilbert
Obsédé par une de ces légendes urbaines qui alimentent les discussions passionnées et se répandent aux terrasses de cafés, Victor Guilbert – auteur de la saga policière Hugo Boloren, dont le second tome, Terra Nullius, a remporté le prix Le Point du polar européen 2022 – s’autorise un détour littéraire du côté du true crime et vient garnir les rangs de la nouvelle collection « Samouraï » de Flammarion. Depuis dix ans, la folle rumeur court qu’un corps aurait été caché dans les décombres des attentats du 11 septembre. Installé à New York, l’auteur décide d’enquêter pour percer à jour cette histoire à dormir debout.
Mais très vite, le ricanement et le scepticisme laissent la place à la stupéfaction. Le drame a bel et bien eu lieu et relèverait presque de l’ordinaire. On plonge avec l’auteur dans le quotidien d’une colocation tout ce qu’il y a de plus classique, une auberge espagnole comme tant d’autres à New York. Dans cette maison de Sunset Park, à Brooklyn, vivent deux Françaises, Éléonore et Céline, et leurs petits amis congolais et sicilien, Hervé et Angelo, venus découvrir l’une des métropoles du monde. Un soir, un drame fait basculer le quotidien dans l’horreur. Très vite se dévoile le dérèglement insensé de la justice américaine qui permet à l’un des complices du meurtre de vivre encore aujourd’hui bonheur et succès au grand jour.
Victor Guilbert restitue ce fiasco avec un naturel rafraichissant. Le mélange entre l’enquêteur amateur et le romancier chevronné fonctionne à merveille, et on progresse dans cette histoire avec le même effarement que lui, ce qui autorise quelques respirations comiques au milieu de cette histoire glaçante. Résultat, une comédie noire et macabre d’où jaillissent des monstres tragiquement ordinaires.