Soixante-dix ans après la parution d’Histoire d’O, une décennie après le retentissement de Cinquante nuances de Grey, la dark romance fait désormais partie des genres les plus populaires de la littérature. Ces histoires d’amour basées sur la soumission, la domination, l’ambiguïté font régulièrement parler d’elles, notamment par leur crudité et l’influence qu’elles pourraient avoir sur les adolescent(e)s. Retour sur la genèse de ce phénomène d’édition courant de Sade à Captives.
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Dark romance : de prestigieux précédents
L’idée d’agrémenter la littérature sentimentale de subtiles perversions et de pratiques légèrement en dehors de la doxa date de la grande époque du roman libertin. Souvent dans la clandestinité, les histoires d’amour quelque peu perverses ont séduit un public d’initiés, fréquentant des salons littéraires au XVIIIe siècle. Parmi les plus célèbres écrivains de ce registre, le Marquis de Sade aura acquis une réputation sulfureuse durant deux siècles, sans que ses livres ne soient autorisés. Il faudra attendre que Jean-Jacques Pauvert, éditeur curieux et amoureux des lettres, publie l’intégralité de son œuvre en 1955 pour que les contes cruels du « Divin Marquis » obtiennent une reconnaissance durable.
Le même Pauvert est à l’origine d’un premier best-seller pouvant être apparenté à la dark romance, qu’il eut l’audace de publier : Histoire d’O, écrit par Pauline Réage (en réalité Dominique Aury). Ce joli livre, qui suit une tradition érotique française née avec des auteurs comme George Bataille (dont l’Histoire de l’œil fit scandale par sa perversité), se taille une certaine réputation par son thème. L’autrice narre en effet le parcours d’une jeune femme, O, emmenée de son plein gré dans un château, et livrée aux désirs de soumission de ses amants. Supplices, tortures, masochisme ponctuent un livre qui montre un phénomène psychologique extrêmement particulier : la volonté d’un sujet pensant d’appartenir, corps et âme, à un tiers. Un thème fort, ici narré au féminin, et qui anticipe la vague de dark romance de près de sept décennies.
La dark romance : un genre aux codes bien connus
Qu’est-ce que la dark romance ? Il s’agit d’un sous-genre de roman sentimental mettant aux prises une jeune femme, souvent innocente, qui se retrouve sous l’emprise psychologique, physique et sexuelle d’un personnage masculin aux mœurs étranges et à la moralité extrêmement douteuse. Dans certaines conditions, la domination peut être choisie (le personnage féminin acceptant, dans une sorte de pacte, d’abandonner son corps au « héros » et de laisser ce dernier s’adonner à tous ses fantasmes) ou subie, l’héroïne étant capturée et/ou enfermée.
Ceci vaut pour le côté « dark ». Le caractère « romance » de ce type de roman vient du fait qu’en général, une relation allant au-delà de l’emprise, de la brutalité physique et du sadomasochisme finit par se nouer entre les protagonistes. Comme dans nos bons vieux romans à l’eau de rose, l’idée est de faire se rencontrer un homme et une femme que tout oppose. Et, malgré les obstacles, de les voir convoler, sinon en justes noces, du moins dans une idylle plus équilibrée.
Les meilleures dark romances de 2023 se basent en général sur ce schéma narratif. Le phénomène Captive met aux prises une jeune femme kidnappée depuis son adolescence, Ella, avec un terrible dominateur surnommé Ash. Au cœur d’une bande de criminels, le roman de Sarah Rivens mêle la romance à des scènes explicites très violentes. Dans le même ordre d’idée, The Devil’s Sons de Chloé Wallerand décrit de l’intérieur un redoutable gang où va tout à coup se révéler une étudiante intriguée…
D’autres autrices n’hésitent pas à transposer ce type d’intrigues dans des milieux différents, comme Angel Arekin avec Jeu Vespéral, une Dark romance historique, Penelope Douglas qui imagine une double soumission chez les nantis le temps de Devil’s Night, ou Chloé Smys qui nous fait pénétrer dans les arcanes d’une étrange fraternité étudiante avec Blue Sunrise. Autant de variations permises par le genre, qui se veut davantage affaire de noirceur et de passion que de cadre spatio-temporel…
Dark romance : un phénomène numérique
Au début des années 2000, l’avènement du livre électronique et des blogs rend possible la publication de moult récits, nouvelles et romans sans passer par la case classique de l’édition. Cette liberté de publier en quelques secondes des centaines de pages, de créer de l’attente en écrivant une saga chapitre par chapitre, d’adapter ses écrits aux lecteurs d’un forum spécialisé rend possible le succès de certains genres souvent peu médiatisés.
Dans ce registre, la littérature érotique, souvent mise en circulation sous le manteau au cours de sa longue histoire, trouve sur le Net un débouché naturel, tant l’anonymat et la diffusion « contrôlée » permettent de coucher sur papier des récits fantasmatiques en toute liberté. De manière concomitante, de nombreux auteurs amateurs s’adonnent aux fanfictions à cette époque. Soit des récits reprenant les personnages et l’univers d’une grande saga pour ajouter des événements, développer des sous-intrigues voire créer de toutes pièces des idylles entre personnages. D’Harry Potter à Twilight, en passant par Star Wars, tous les grands phénomènes culturels contemporains y passent. Dans le domaine de la Chick Lit/New Adult, cela créera quelques vocations : Anna Todd imaginera les aventures amoureuses d’un chanteur d’One Direction avant de changer le nom du personnage et d’enlever toutes les références au groupe. Résultat ? La saga After, initialement créée pour quelques lecteurs Directionners, devenue un énorme best-seller.
Croisant fanfiction et dark romance, la romancière britannique E.L. James imagine une relation d’emprise et de domination entre les deux héros de Twilight, Bella et Edward. D’abord publiée en ligne sur différentes plateformes, la fanfiction devient un livre à part entière, avec de nouveaux noms de personnages, Anastasia et Christian, et une intrigue dénuée de toute référence vampirique. Tout s’emballe fin 2011, lorsqu’un éditeur découvre sur le site internet de l’autrice amatrice Cinquante Nuances de Grey, qui passe rapidement d’une audience confidentielle en ligne à un lectorat mondial se comptant en millions de fans.
Plus récemment, la dark romance a montré sa capacité à se saisir des outils numériques les plus modernes pour sa promotion. Sarah Rivens, par qui le phénomène Captive est né, a d’abord publié son roman sur Wattpad, avant que le réseau social TikTok, et sa large communauté de BookTokers, ne s’empare du titre et en assure une prescription hors des sentiers battus. Cette nouvelle manière d’amener des livres pourtant précédés d’une réputation sulfureuse à une très large audience symbolise aussi la proximité des autrices actuelles avec leurs communautés de lecteurs via les réseaux sociaux, Instagram et TikTok en tête.
La dark romance, une écriture au féminin ?
D’emblée, la première vague d’autrices de Dark romance s’inscrive en dehors des cadres de la littérature érotique à tendance sadomasochiste, notamment en décrivant des consentements plus éclairés de la part des personnages féminins. D’une manière générale, le genre est d’abord écrit par des autrices d’aujourd’hui, qui intègre un regard majoritairement progressiste sur des pratiques d’emprise et de soumission où le dominant est un homme et la dominée est une femme. Un schéma, rarement démenti, qui montre l’un des ressorts de la Dark romance : les autrices y mettent en mots des fantasmes flirtant avec l’interdit moral, en forme d’exutoire.
Le succès de 365 jours signé de Blanka Lipinska tient ainsi du caractère semi-autobiographique, et par là même très ambigu, de cette saga autour d’une jeune femme capturée par un mafieux et soumise pendant un an à ce bad boy archétypal. L’autrice confia, durant la promotion, que l’intrigue lui avait été inspirée par un voyage en Sicile réalisé à la suite d’une relation sentimentale un peu morne. Pourtant le livre, aux artifices fictionnels bien établis, exagère à grand trait les ressort d’une relation de soumission, prouvant son appartenance à la fiction. C’est en ayant conscience de ce caractère fictionnel que la dark romance peut être acceptée comment un pendant féminin de la littérature érotique tendance « perverse ».
La dark romance met aussi l’accent sur le caractère ambigu des personnages masculins, à la fois bourreaux en apparence et parfois, eux aussi, emplis de failles et de traumas. C’est que le manichéisme n’a pas vraiment sa place dans le genre : la zone grise s’avère le territoire souvent exploré par les autrices pour décrire des relations amoureuses aussi cruelles que complexes. Preuve en est, les romans de Monica Murphy (Never Forget, Never Forgive ou Go To Hell (With Me)) mettent en scène des bad boys qui n’en sont pas vraiment, ou qui flirtent toujours avec la légalité et l’honnêteté sans jamais s’avérer totalement malveillant. Par ce biais, la dark romance ménage aux personnages féminins une porte de sortie dans les pactes de soumission qu’elles passent avec ces dominateurs plus ambivalents qu’il n’y paraît.
Un genre critiqué
Le succès de Captive a provoqué un certain remous dans le milieu éditorial français. En cause : l’absence de limite d’âge pour les dark romance, qui présentent selon leurs contempteurs une image trop misogyne et des codes amoureux beaucoup trop ambigus. Cette critique s’explique en particulier par le jeune âge de certaines lectrices du genre, qui découvrent souvent les titres par le biais des communautés de lecteurs sur TikTok. Certaines maisons d’édition ont donc choisi d’apposer des mentions d’âge limite (interdiction aux moins de seize ans, aux mineurs) sur les quatrièmes de couverture… Par ailleurs, des « trigger warnings », avertissant des thèmes qui sont souvent évoqués dans les romans du genre, comme le viol, le suicide ou l’emprise, permettent d’éloigner les lecteurs les plus sensibles de ces romans qui, effectivement, ne sont pas forcément à mettre en toutes les mains !