
C’est l’un des artistes les plus doués de sa génération au Québec. Pourtant, il reste encore peu connu du très grand public en France. Parfaite combinaison et remarquable alchimie entre la chanson française et la pop, l’œuvre de Pierre Lapointe a pourtant tout pour plaire. Peut-être son nouvel album, Dix chansons démodées pour ceux qui ont le cœur abîmé, fera la différence ?
Nous sommes en plein confinement, pandémie de Covid oblige. Pierre Lapointe (qui ne partage aucun lien de parenté avec Boby Lapointe) s’ennuie, lui l’artiste et homme actif qu’il est habituellement. Pour déjouer cet ennui, il écoute de vieilles chansons québécoises et françaises et se dit que les chansons des années 60 et 70 avaient une intemporalité fascinante. Il se lance alors un défi : « Renouer avec la tradition de la grande chanson française … Redonner des couleurs à la variété, celle d’une époque où la télévision était pourtant en noir et blanc« . Ni une, ni deux, il écrit des chansons. Au départ, elles ne devaient pas lui être destinées mais offertes à des interprètes féminines. C’est en fin de compte lui qui les chante aujourd’hui.
La mort, une obsession
Que retrouve-t-on dans les 10 chansons de cet album Dix chansons démodées pour ceux qui ont le coeur abîmé ? La mort. Le thèmes de prédilection (pour ne pas dire obsessionel) de l’artiste. Pas très gai tout ça, me direz-vous. Il faut néanmoins dire que Pierre Lapointe a cette plume, cet art littéraire de les peindre de manière plutôt sublime.
Prenons par exemple, Comme les pigeons d’argile. Ce titre évoque l’inversement des rôles entre une mère et un fils. Ce fils voit sa mère perdre mémoire et souvenirs. Il devient comme sa mère autrefois pour lui, cette épaule qui apaise la tristesse et surtout le fil qui la retient à sa vie. « Cette chanson, j’ai mis un an à l’écrire. Six mois à répéter sans cesse la mélodie et six à trouver les mots justes. C’est une maladie effrayante (Alzheimer) qui distortionne les souvenirs et le rapport au temps ». « Je suis conscient depuis que je suis tout petit de l’éphémère de la vie du fait que je ne serais vivant éternellement. Ca m’a choqué, ça m’a fâché, et je me suis dit que j’allais faire des objets qui existeraient après ma vie », explique-t-il. Ce piano-voix avec ses cordes est particulièrement émouvant.
Que dire de Madame bonsoir ? Là, c’est un homme qui converse avec la mort. Ce principe du dialogue avec la grande faucheuse peut paraître de prime abord plutôt cynique, macabre. Mais c’était sans compter encore sur l’écriture de Pierre Lapointe tout en pudeur et délicatesse. Ce titre peut se voir plus comme une petite prière que comme une lamentation.
Ah l’amour !
Il n’y a pas que la mort qui est la marotte de notre Québécois. Pierre Lapointe est un amoureux de l’amour. Ce romantique dans l’âme offre de nombreux hymnes à l’amour dans ce nouvel opus. Avec Hymne pour ceux qui ne s’excusent pas, le dandy sculpte avec ses mots sans fard une ode à la liberté d’aimer qui on veut et comme on veut, disant « merde aux bien-pensances« . Un véritable cri du coeur que cette chanson.
Il y en a dans la chanson française de belles déclarations d’amour. Et vous pouvez désormais ajouter Dans nos veines. Lapointe évoque l’amour qui déclenche de « superbes tempêtes« , « met fin aux sécheresses« , nous plonge dans « l’ivresse« . « L’amour coule dans nos veines, on s’est trouvés toi et moi, nous ne serons plus les mêmes, vite prends moi dans tes bras« , chante-t-il dans le refrain.
A l’inverse, dans Le secret, il aborde avec cette légèreté mélodique mais aussi verbale, ce tiraillement intérieur d’un homme qui garde en secret un amour jugé impossible, quitte à finir dans la solitude.
Chansons du spleen et de l’intimité
La nostalgie et la mélancolie enrobent quelques-uns des titres de cet album. A commencer par le premier morceau, Toutes tes idoles. Le personnage chérit le passé car il se sent mal dans le présent, n’arrive pas à affronter la vie, ses peurs. Il a fait le deuil de ses rêveries en se réfugiant dans les vieilles mélodies de ses idoles, toutes mortes. Dès que tout va trop vite pour lui, que la saudade se fait trop pressante, il chante son désespoir se prenant pour l’une de ces vedettes d’antan.
Où iront nos souvenirs, qui clôt l’album, poursuit cette route de la nostalgie et du spleen en se demandant où partent nos souvenirs une fois notre vie terminée. Peut-on les emprisonner à jamais avec nous, les garder gravées ? Une manière de ne pas mourir totalement ?
Narrant les sentiments avec ce ton toujours aussi juste, Pierre Lapointe fait de nouveau de son art, une oeuvre intime. Il s’y raconte avec pudeur et force à la fois. La musicalité de sa voix, la chaleur et la tendresse de celle-ci, ne font qu’y ajouter de la sensibilité.
Mélodies intemporelles
Quant aux couleurs sonores de cet opus, Pierre Lapointe a quelque peu abandonné son côté pop avant-gardiste. Préparez-vous à une plongée vertigineuse et une immersion dans les mélodies et orchestrations d’un autre siècle (les 60’s et 70’s). Accompagné par Philippe Brault, un ancien complice, Pierre Lapointe a fait de Dix chansons démodées pour ceux qui ont le coeur abîmé, l’un de ses plus beaux albums. On trouve un soin particulier dans les orchestrations. Les cordes offrent cet éclat et ce sublime qui font les grandes, les très grandes chansons. Plusieurs ombres planent sur cet album : celle de Charles Aznavour, de Michel Legrand, de Burt Bacharach… Toutes ces grandes personnalités qui ont fait l’Histoire de la musique. Que ce soit en piano-voix, bossa ou chansons orchestrales, Pierre Lapointe subjugue par sa maîtrise.
« J’ai toujours dit que le meilleur moyen pour ne pas être démodé, c’est de ne jamais être à la mode. Ca fait des années que je surfe sur cette idée-là et je pense que c’est plus vrai que jamais », confiait-il sur la radio 104.7 Outaouais.
Ecrire des chansons contemproraines qui semblent avoir existé depuis toujours, c’était le pari de ce projet. Pari réussi. Les coeurs abîmés ont trouvé leurs chansons pour apaiser leurs peines et leurs blessures. En faisant cet album à contre-courant de la production actuelle, Pierre Lapointe aurait pu paraître un peu désuet. C’est tout le contraire. Il y a là une vraie modernité, une intemporalité. Et c’est ce qui fait qu’il gardera sa fraîcheur pendant de longues années.