Déjà auréolé de la Palme d’or, Anatomie d’une chute est entré dans la course finale aux Oscars et aux César. Le quatrième long métrage de Justine Triet, par son propos et son traitement, apparaît d’ores et déjà comme un film essentiel. Comment la cinéaste a-t-elle réussi à si bien réaliser l’œuvre d’une époque ? Réponses en 10 éléments cruciaux.
Parce que… le fait « d’hiver » captive
© Justine Triet
Un couple s’installe dans une région montagneuse avec leur fils malvoyant, Daniel. Elle, Sandra, est autrice, lui, Samuel, est prof, mais rêve d’écriture. Pour apurer des dettes contractées à Londres, où ils vivaient précédemment, ils décident de retaper un chalet et de louer des chambres d’hôtes. Mais les travaux prennent du retard, et la situation financière du couple oblige Samuel à continuer d’enseigner. Les tensions sont palpables. Un jour, alors que leur fils est sorti en promenade avec son chien, le mari tombe du haut du chalet. A-t-il commis ce geste à la faveur d’une pulsion suicidaire ? A-t-il été poussé par son épouse, à la suite d’une énième dispute ? Tout part de cette question, qui fait basculer Anatomie d’une chute dans un film « d’enquête », de procès, Sandra étant inculpée de meurtre… Comme dans bon nombre de faits divers bien réels, tout le climat (les Alpes, en hiver) et les protagonistes (des intellectuels bien sous tout rapport) fascinent, et questionnent le spectateur, qui veut absolument savoir si Samuel s’est suicidé ou a été assassiné. D’où le suspense place qui construit ce film plus glacial qu’explosif, qui interroge notre côté « voyeur ».
Parce que… l’anti-Misery
Tour de force d’Anatomie d’une chute : parler du pouvoir de la littérature (et de ses manques) dans un drame dont ce n’est au départ, pas le sujet. À travers la figure de l’écrivain « raté », mais aussi du personnage de la jeune doctorante qui interroge Sandra au tout début du film, le long métrage reprend certains des thèmes de Misery (dans lequel un écrivain est kidnappé par une fan obsédée) pour les renverser complètement, et « normaliser » le processus créatif et ses implications dans la fiction.
Parce que… le casting synthétise le cinéma actuel
Depuis La Bataille de Solférino, Justine Triet se fait fort de mettre des femmes dans le rôle-pivot de chacun de ses films. Après Laetitia Dosch, puis Virginie Efira (Sibyl, Victoria), c’est donc Sandra Hüller qui a ce bel emploi. Repérée dès 2006, avec Requiem, l’actrice est aujourd’hui l’une des figures de proue du cinéma européen, notamment depuis le succès de Toni Erdmann, ainsi que son apparition, en France, dans Sibyl puis dans Proxima. L’avocat de son personnage est interprété par Swann Arlaud, l’un des visages les plus singuliers du cinéma d’auteur hexagonal, déjà aperçu dans Michael Kohlaas, film à l’esthétique somptueuse, et bien sûr Petit Paysan, plongée sociologique et sanitaire dans le monde rural, pour lequel il a reçu le César du meilleur acteur en 2018. Autre apparition remarquée, et rock’n’roll : c’est Jehnny Beth, chanteuse en solo et dans Savages, miss Loyal des soirées musicales d’Arte, qui incarne Marge, l’accompagnatrice chargée par la cour d’assises d’accompagner Daniel entre les audiences.
Parce que… l’amour toujours
Comme des figures en miroir, les histoires d’amour se font et se défont, dans Anatomie d’une chute. Le malaise présent dans le couple Sandra-Samuel se matérialise tout au long du procès. Dans le même temps, l’affection sincère de Maître Renzi, l’avocat de Sandra, pour sa cliente et amie de longue date, forme une autre idylle, platonique et parallèle, qui fait du long métrage de Justine Triet un film d’amour non consensuel.
Parce que… le procès est éminemment cinématographique
© 2023 Les Films Pelléas/Les Films de Pierre
Saint-Omer, Le Procès Goldman… Les films ayant pour cadre les tribunaux ne cessent d’animer le cinéma français ces dernières années. Anatomie d’une chute ne fait pas exception à la règle. Mais plutôt que de montrer une procédure de façon linéaire, le film joue avec les différentes étapes d’un procès et sur les temporalités. En témoignent les différentes scènes de « reconstitution », en flash-back, durant lesquelles on voit à l’écran des souvenirs des différents protagonistes, entrecoupés par le regard que portent procureur, juge ou avocat de la défense, sur les faits. Plus encore que dans Victoria, qui mettait en scène une femme de loi, Justine Triet fait d’ailleurs de la salle d’audience un espace cinématographique. Les joutes verbales, les lectures de pièces à conviction, les écoutes d’enregistrements prennent une dimension spectaculaire par leur mise en scène.
Parce que… 50 Cent version caraïbes
Les narratologues parlent de musique « diégétique » pour désigner ces sons cinématographiques qu’entendent les personnages dans leur univers. Au début d’Anatomie d’une chute, à un fort volume, la reprise version steel drum du tube gangsta P.I.M.P., qu’écoute Samuel en isolant son toit, revient comme un mantra obsédant, installant le spectateur dans un inconfort auditif assez paradoxal vu le ton enjoué de la mélodie…
Parce que… le diable est dans les détails
Une chanson est-elle misogyne dans sa version instrumentale ? A-t-on vraiment entendu ce que l’on croit avoir entendu ? Quelqu’un qui forme le projet de se suicider laisse-t-il des indices clairs ou sous-entendus ? Dans Anatomie d’une chute, le mal prend la forme de détails insignifiants qui auront toute leur importance durant la procédure. Mais ce mal ne ronge pas les êtres : il rend surtout plutôt difficile l’établissement d’une vérité claire et objective, quête irréaliste qui fait tout le sel du film de Justine Triet.
Parce que… le meilleur ami de l’homme
Ce ne sont ni l’enfant, ni l’héroïne, ni le futur défunt, qui ont l’honneur du premier plan d’Anatomie d’une chute, mais bien Snoop, le border collie interprété par le chien Messi, compagnon à quatre pattes et guide de Daniel. La proximité entre le jeune malvoyant et son chien nous est présentée par une scène de vie quotidienne durant laquelle Daniel donne le bain à Snoop. Au fur et à mesure de l’histoire, le rôle de ce charmant compagnon prend une ampleur considérable ; en effet, à travers Daniel qui se souvient du comportement de son chien lors d’un événement très particulier, que le garçon cherche même à reconstituer, Snoop aide le tribunal à revoir l’affaire criminelle sous un autre jour. Ce faisant, Anatomie d’une chute fait montre d’une remarquable équité dramatique entre ces différents personnages. Vainqueur de la Dog Palm, Messi se remarque par son interprétation remarquable de certaines scènes, notamment ce fameux moment de reconstitution, qui prouve bien à quel point les êtres sentients peuvent être vecteurs d’émotion, à l’égal des humains. Anatomie d’une chute serait-il une figure du cinéma animaliste ?
Parce que… la nouvelle génération de réalisatrice s’impose
© Getty Images
Céline Sciamma, Julia Ducournau, Léonor Serraille, Houda Benyamina, Alice Diop, Rébecca Zlotowski, Katell Quillévéré… et Justine Triet, constituent une nouvelle génération de cinéastes, qui, dans des genres différents, a réussi à renouveler le cinéma d’auteur français ces dix dernières années.
Parce que… le film en rappelle un autre
Le titre d’Anatomie d’une chute renvoie à un des plus grands classiques du film de procès, Anatomy of a Murder (traduit comme Autopsie d’un meurtre en VF). Différence notable ? Ce chef-d’œuvre américain rend davantage compte du travail des avocats et de l’influence de leur vie privée sur leurs plaidoiries, quand Justine Triet se fait plus factuelle quant à la prévenue et sa vie en dehors du procès.