Entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1970, le cinéma américain devait connaître un profond renouvellement de génération. Avec l’émergence de jeunes réalisateurs, dont Spielberg, De Palma, Coppola, Malick ou Friedkin, un « Nouvel Hollywood » changeait la façon de faire des films. Alors que le tout premier film de Spielberg ressort, focus sur cet âge d’or des « auteurs » dans un système de studios.
L’Europe, la cinéphilie, l’université : aux sources du Nouvel Hollywood
Au milieu des années 1960, le paysage cinématographique américain se trouve bouleversé. D’un côté, la télévision représente une concurrence sérieuse depuis une décennie : les grands studios s’associent avec les chaînes pour vendre des productions taillées pour la petite lucarne. En salle, les réalisateurs de l’âge d’or hollywoodien, ainsi que les producteurs nababs tels Darryl Zanuck cessent leur activité progressivement. Une nouvelle génération émerge : par rapport à leurs prédécesseurs, les nouveaux cinéastes partagent en général un goût pour la cinéphilie internationale (George Lucas est fan de films japonais) et les grands auteurs américains (Brian De Palma révère Alfred Hitchcock), ou lorgnent la figure du réalisateur-artiste à l’européenne (cas de Francis Ford Coppola, notamment).
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Ces jeunes gens émergent à la faveur de la contre-culture des années 1960, époque où le cinéma d’auteur produit des modèles de films « hippie », comme Easy Rider. Les grandes majors suivent avec intérêt l’émergence de nouveaux talents dans ce milieu. Si la plupart des cinéastes de ce qu’on nommera plus tard le « Nouvel Hollywood » font leurs armes sur des séries B fauchées, ils passeront tous rapidement des contrats avec des firmes comme Universal, Paramount, 20th Century Fox ou la Warner. Issus d’universités contestataires, comme l’UCLA (pour Coppola et George Lucas) en Californie et la Tisch School ou l’université Columbia à New York (pour Scorsese et Brian De Palma), de jeunes gens fraîchement diplômés parviennent à attirer l’attention des décideurs dans les studios, qui souhaitent davantage, à l’époque, laisser toute liberté aux créateurs. Ce phénomène explique comment le cinéma américain des années 1970 tranche avec celui des années 1950 : la logique artistique, le caractère adulte et sombre de nombreuses histoires, la prime du réalisme sur les décors artificiels proviennent de cinéastes ayant à la fois un savoir académique, une expérience technique (à la télévision ou sur des séries B) et une cinéphilie très variée.
Le Nouvel Hollywood en quelques films fondateurs
The Wedding Party – Brian De Palma (1964)
Avant de devenir le maître du suspense (Carrie, Pulsions), Brian De Palma a tourné un film prouvant l’inspiration « européenne » du Nouvel Hollywood : The Wedding Party. En parallèle de longs métrages de la Nouvelle Vague comme Jules et Jim ou Bande à part, l’auteur de Phantom of the Paradise y livrait sa vision de l’évolution des mœurs dans la société occidentale, et donnait sa chance à un acteur qui allait devenir la figure incontournable du cinéma américain des années 1970 : Robert De Niro.
Mean Streets – Martin Scorsese (1973)
S’il a débuté dès 1967, Martin Scorsese a dû attendre quelques années avant de livrer son premier film vraiment personnel : Mean Streets. Canevas de ses chefs-d’œuvre du film de gangsters (Casino, Les Affranchis), le long-métrage conte l’évolution de deux chiens de la casse du quartier de Little Italy à New York. Robert De Niro et Harvey Keitel y composent un duo magnifique, dans un récit qui traite déjà des thématiques majeures du cinéma scorsesien : la trahison, la rédemption et l’amitié.
THX 1138 – George Lucas (1971)
Produit par Francis Ford Coppola avec son éphémère studio Zoetrope, THX 1138 est le premier long-métrage de George Lucas. Déjà œuvre de science-fiction, cet étrange film compte l’histoire d’amour impossible entre deux humains obligés de vivre sous terre dans un monde dystopique où désir et passion sont bannis. D’une grande audace formelle, ce coup d’essai transformé en coup de maître a servi de carte de visite à Lucas pour défendre le projet de sa vie, qu’il réussira à tourner en 1977 : Star Wars.
Dementia 13 – Francis Ford Coppola (1963)
C’est sous l’œil du producteur de série B Roger Corman que Francis Ford Coppola fit ses premières armes. Tourné en noir & blanc, dans les décors d’un autre film, avec trois dollars six sous, Dementia 13 mêle les codes du thriller à ceux du policier. Le futur auteur du Parrain et d’Apocalypse Now y réalise son apprentissage du métier avec un certain talent : le long-métrage lui servira dès lors de porte d’entrée pour être recruté, dès 1968, par Warner Bros.
La Cible – Peter Bogdanovich (1968)
Proche de Roger Corman, Peter Bogdanovich a d’abord fait l’acteur pour le pape de la série B avant de mettre en scène un premier film avec Boris Karloff : La Cible. Sous des dehors de film à suspense se cache un long-métrage d’une grande pertinence politique. Le récit impose une figure qui va devenir un classique du cinéma américain des décennies suivantes : le vétéran traumatisé du Vietnam, ressort de longs-métrages aussi différents que Taxi Driver, Rambo ou Né un 4 juillet.
Le Ciel peut attendre – Warren Beatty (1978)
Le contexte du Nouvel Hollywood a permis aux studios de donner leur chance à des artistes inattendus. En 1978, la Paramount produit ainsi le premier long-métrage comme réalisateur de la star Warren Beatty, Le Ciel peut attendre. Remake d’un classique du cinéma américain, cette histoire de joueur de football américain qui redescend sur Terre après sa mort porte toute l’ambition du septième art hollywoodien des années 1970, avec un conte pour adulte parfaitement interprété et réalisé.
La Balade sauvage – Terrence Malick (1974)
Star d’Apocalypse Now, Martin Sheen a assis sa notoriété cinq ans avant, en s’associant à l’un des cinéastes les plus mystérieux de l’Histoire, Terrence Malick. La Balade sauvage, son premier long-métrage, avec son caractère nihiliste et son traitement, appartient à la vague du Nouvel Hollywood par son traitement visuel et son thème. Son réalisateur s’écartera de la voie tracée par ses compères, cependant, avec la production compliquée des Moissons du ciel et son caractère marginal, qui le rapproche d’un autre cinéaste fondamental, Michael Cimino.
Duel, l’émergence d’un maître du cinéma à suspense
Les passerelles entre la télévision et le cinéma ont été des vecteurs pour les cinéastes du Nouvel Hollywood. Steven Spielberg commença en effet sa carrière en dirigeant différents épisodes de série TV et en passant un contrat avec la major Universal, qui vendait à l’époque ses programmes à de grandes chaînes nationales. C’est ainsi que naquit Duel, son premier long-métrage, d’abord tourné pour le réseau télévisé ABC.
Inspiré d’une nouvelle de Richard Matheson (l’auteur de Je suis une légende), le film marque sa déférence envers le cinéma classique (son acteur principal, Dennis Weaver, a notamment joué dans La Soif du mal) mais emmène aussi le spectateur dans une expérience inédite. Racontant l’aventure inouïe d’un homme pourchassé sur une route désertique par un camion et son mystérieux conducteur, le long-métrage porte déjà la marque de ce qui fera le succès de Spielberg, dans sa veine « suspense ». Le camion gris, menace aveugle et aléatoire, sans aucune raison objective, anticipe le requin des Dents de la mer, les vélociraptors de Jurassic Park ou les extraterrestres de La Guerre des mondes. Déployant des trésors de mise en scène, depuis la poursuite initiale uniquement ponctuée des sketchs diffusés par l’autoradio jusqu’au dénouement final, en passant par la longue scène du saloon où le héros traque le chauffeur de camion sans parvenir à l’identifier, le jeune cinéaste frappe un grand coup : le téléfilm sera plébiscité par le public américain, et, dès 1972, deviendra le premier film de Spielberg distribué en Europe, en salles.
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Paradoxalement, si l’économie du film et son thème plutôt adulte (la lâcheté familiale du héros de Duel renvoie au traitement de la famille par le cinéaste, illustré avec la sortie de The Fabelmans cette année) le font appartenir au Nouvel Hollywood, Spielberg sera le principal artisan du changement de direction du cinéma américain à la fin des années 1970. Lui et George Lucas délaisseront en effet les films à budget limité et à thématique sombre pour aboutir à redéfinir le blockbuster comme un grand spectacle conçu pour les adolescents et regardable par toute la famille. E.T., les Indiana Jones, Star Wars… auront une répercussion sur la production hollywoodienne des années 1980, les autres cinéastes du Nouvel Hollywood se retrouvant moins sur le devant de la scène avec leurs films plus matures.