Entretien

Michel Gondry : « Faire un film, c’est essayer d’assembler un grand fouillis »

06 septembre 2023
Par Louis Rozier
Michel Gondry : "Faire un film, c’est essayer d’assembler un grand fouillis"
©Partizans

Dans Le Livre des solutions, Michel Gondry fait de Pierre Niney son alter ego, un réalisateur génial mais incapable de finir son film, partagé entre dépression et folie des grandeurs. A la fois drôle, tendre et émouvant, le film explore avec lui les ressorts cachés de la créativité. Entretien avec un homme de cinéma sincère.

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Votre dernier film, Microbe et Gasoil, remontait à 2015. Pourquoi un tel hiatus dans votre carrière au cinéma ?

Dans l’intervalle, je ne me suis pas tourné les pouces ! J’ai fait une série, Kidding, une expérience qui ne m’a pas vraiment enchanté d’ailleurs, car c’est le scénariste qui tient la barre, qui vous dit où mettre la caméra. Ce n’est pas pour moi… J’ai écrit deux scénarios, j’ai fait des dessins animés, j’ai été confiné aussi. On m’a également proposé des projets de film qui m’ont fait un peu peur. Je crois que, dans le fond, j’avais envie d’un projet plus personnel. 

Et Le Livre des solutions s’est imposé… A-t-on tort de vouloir reconnaître dans Marc, le personnage de réalisateur tourmenté joué par Pierre Niney, une forme d’alter ego ?

Non, on a raison ! Ce film est tout droit inspiré par mon expérience personnelle sur L’Ecume des jours, et le besoin que j’ai eu d’échapper à la pression de ce film en filant à la campagne. Ça ne signifie pas que tout soit vrai, que tout se soit passé exactement de cette façon. Des épisodes du film, comme le « camiontage », sont des choses dont j’ai seulement rêvé, alors que j’ai escamoté d’autres épisodes véridiques, comme ce groupe disco que j’ai monté avec ma factrice et avec lequel on a joué dans ses soirées moules-frites ! Au final, j’ai conservé ce qui avait trait profondément à la fabrication du film et aux relations avec le reste de l’équipe. 

Dans le film, Marc ne cesse de s’excuser à leur égard. Est-ce une façon de demander vous-même pardon à votre entourage, en même temps que de leur rendre hommage ?

Exactement. Avec le recul, en allant mieux désormais, je me rends compte que ça n’allait pas trop bien dans ma tête et que j’en ai fait baver aux gens qui m’entouraient. Ils ont eu la patience de me supporter parce qu’ils m’aimaient vraiment, notamment ma tante, qui est une figure centrale de ce film. On peut donc y voir une sorte de lettre d’excuses. Quand j’ai commencé à écrire le film, j’ai envoyé des mails à l’équipe qui m’entourait à l’époque, pour connaître leur ressenti. Je l’ai intégré en partie. J’ai voulu être le plus honnête possible, mais je voulais quand même qu’on aime Marc, et que cela se fasse à travers le regard des autres personnages. Il y a l’équipe du film, venue de Paris, mais aussi tous ces habitants du village qui me tiennent à cœur ! Je ne suis pas devenu maire de ce village, comme Marc, mais ce dernier m’a aidé, on a fait des spectacles de marionnettes, d’ombres chinoises, j’aimais oublier en leur compagnie ce que je percevais, comme le snobisme parisien. Donc ce film est aussi pour eux. 

Marc cherche des distractions pour éviter de finir son film. Pour vous, le plus important est-il le chemin – le tournage – ou bien la destination – le film achevé ?

Avoir filmé, ce n’est pas encore une destination. Quand on arrive au montage, on n’en est qu’à la moitié du film. La destination, c’est la première du film. C’est comme une montagne que vous montez et qu’il faut ensuite redescendre. A l’époque, j’étais tellement obsédé par l’idée de rendre hommage à Boris Vian et son Ecume des jours que j’ai fini par m’amocher les neurones, et que je suis arrivé en salle de montage un peu chamboulé. Je ne pouvais pas regarder le film, parce qu’à chaque fois que je le regardais, je me mettais à pleurer. Je devais me battre contre les attentes, tout le monde donnait son avis, je n’avais plus la force d’imposer le mien. Je n’ai fini par le regarder en entier qu’à la toute fin.

Est-ce spécifique à ce film ?

Oui, d’habitude pour moi l’acte de faire du cinéma est agréable, aussi bien tourner le film que le monter d’ailleurs. La réalisation du Livre des solutions, par exemple, s’est passée de manière idyllique, très loin de ce qui se passe dans le film. D’ailleurs, je n’ai aucune sympathie pour cette manière de tourner, cet aspect « je suis un génie, et tout m’est permis ». Parfois, je dois me battre pour essayer mes idées, mais cette version de moi-même qui est représentée dans le film est singulière. Je dois d’ailleurs saluer le travail de Pierre Niney, qui n’a pas cherché à m’imiter, mais a écouté mes histoires, mes doutes, mes envies, et a réussi à composer un personnage à la fois très antipathique et pour lequel on a quand même une forme d’affection. 

Comment votre choix s’est-il porté vers lui pour ce rôle ?

Faire un film, c’est essayer d’assembler un grand fouillis, et le choix du casting en fait partie. Je ne suis pas comme Alain Resnais qui avait sa troupe d’acteurs. Je repars souvent d’une page blanche, sans que ce ne soit non plus délibéré. Je serais heureux de travailler à nouveau avec Kate Winslet ou avec Pierre Niney ! Pour ce film, j’avais d’abord écrit le scénario en anglais, et ce n’est que lorsque je l’ai repris en français que le nom de Pierre s’est imposé. J’admire sa virtuosité d’expression, sa capacité à être drôle sans chercher à l’être, mais aussi une forme de masculinité qui n’est pas agressive. Je l’avais rencontré il y a une dizaine d’années, quand il a été nommé comme Meilleur espoir aux Césars, et je suis sa carrière depuis avec attention.

Vous parliez un peu plus tôt de génie. Quel sens donnez-vous à ce mot ?

C’est dur de définir ce qu’est un génie, car c’est un terme aliénant, qui finit par vous enfermer. Être un génie, cela veut dire être incompris, ou être un saint, en tout cas quelqu’un qui est regardé différemment, qui sort de la normalité. Pour autant, je ne crois pas que le génie excuse tout, notamment dans la relation aux autres. Je n’y crois pas du tout. Le problème, c’est aussi le comportement de ceux qui veulent approcher celui qu’ils considèrent comme un génie, qui induisent un comportement lui aussi anormal. Donc le génie existe peut-être, mais je m’en méfie. 

Dans le film, Marc défend une de ses nombreuses idées saugrenues en affirmant : « une idée, c’est par définition du jamais-vu ! » Est-ce dans cette capacité d’invention, de créativité, que réside le génie artistique ?

Oui, il y a de cela, dans la capacité à faire quelque chose qui n’a encore jamais été fait, que personne d’autre ne pourrait faire, mais aussi qui peut changer les choses. Il n’y a aucun génie à faire quelque chose de totalement idiot ! Mais Marc a raison quand il fait l’éloge des idées, quand il affirme qu’elles peuvent bouger le monde. Bon, il est parfois un peu atteint par la folie des grandeurs. Mais ça ne lui donne pas tort pour autant. C’est comme les mythomanes : il leur arrive parfois de dire la vérité, y compris par accident ! Marc a des idées, et le pire c’est que quelques-unes marchent. C’est pire, parce que si aucune ne marchait, il n’y aurait pas besoin de le suivre. Mais certaines ne sont pas absurdes… Dans mon cas, j’avais lancé un orchestre amateur, ou j’avais choisi de monter le film en partant du milieu, ce n’était pas si bête après tout ! Ce film m’a permis aussi de me réconcilier avec cette période de mon existence. A l’époque j’étais pris dans un tourbillon où j’avais le sentiment d’atteindre les sommets de création. J’étais donc loin d’une analyse franche et objective ! Aujourd’hui, je peux voir que j’ai mal fait certaines choses, mais que d’autres étaient valables, y compris dans ma relation aux autres. Je n’ai donc pas perdu un an de ma vie. 

Le film aborde frontalement la question de la maladie mentale et de la dépression. Avez-vous hésité à être aussi direct ?

Je ne voulais pas le faire au départ. Il a fallu que ma scripte et mon producteur insistent pour que je consente à le faire, pour qu’on comprenne ce qui se passe avec Marc. Je n’avais pas envie que ce soit trop le sujet du film, ou de devoir en parler après. Mais en taisant cet aspect, on aurait sans doute eu moins d’empathie pour Marc. Alors je l’assume. A l’époque, cette suractivité qui était la mienne était liée à l’arrêt de mes médicaments. Et ce qui ressemble à une comédie avait quand même quelque chose de dramatique. Mais j’avais besoin de l’humour pour donner une forme de noblesse à ce que j’avais vécu, à en faire un médium pour exprimer ma douleur.

Le Livre des solutions est aussi un hommage à la bidouille, aux œuvres faites de bric et de broc, loin des productions standardisées. Avez-vous le sentiment d’être un original de ce point de vue ?

C’est possible, j’ai un peu de mal à me comparer aux autres réalisateurs. Ce que je sais, c’est qu’on m’appelle M. Bricolage, ou le Roi du carton. Je n’aime pas tant ça, car on a l’impression que ce que je fais est bricolé, alors qu’il y a derrière un travail assez précis, assez pensé. Quand je fais mes dessins animés, ceux-ci sont assez bruts, c’est vrai, mais c’est parce que j’ai la conviction que l’histoire ressort mieux si la forme est un peu simplifiée, alors qu’une œuvre trop ornementale et sophistiquée nous en écarte. 

Un film est-il pour vous un moment d’apaisement ou d’angoisse ?

Habituellement, il y a beaucoup d’angoisse chez moi lors d’un tournage. Mais étonnement, ça n’a pas été le cas pour Le Livre des solutions. J’ai senti très vite que tout le monde était là pour m’aider, je n’ai eu aucune parano par rapport aux techniciens qui bâcleraient leur travail ou qui n’y croient pas. J’avais peur que les gens se trouvent gênés d’être embarqués dans un projet narcissique, mais au contraire j’ai eu le sentiment que toutes les équipes avaient sincèrement envie de m’accompagner pour comprendre ce qui m’était arrivé. Ça été un vrai soulagement. 

Avoir fait ce film vous permet-il de tourner la page par rapport à cette année si compliquée ?

Oui ! Ça m’a permis de me dire que, quoi qu’il se soit passé au cours de cette année, ça a été le prétexte à faire un film apparemment réussi. Je ne dis pas que L’Ecume des jours ne l’était pas. Il l’est même désormais doublement, car il a réussi à créer le sujet d’une seconde œuvre ! C’est un peu comme Lost in la Mancha, le documentaire de Terry Gilliam sur son échec à adapter Don Quichotte. Ce film est un chef d’œuvre absolu, alors qu’il a grandi sur un ratage ! A mon niveau, je suis heureux d’avoir su faire quelque chose de cette séquence personnelle difficile.

Vous évoquiez vos angoisses au moment de tourner un film. Avez-vous encore des doutes à ce stade de votre carrière, après autant de films aussi acclamés ?

Je ne sais pas si j’ai eu une carrière aussi remarquable que vous le dites, mais, oui, je suis toujours pris par mes doutes, mes complexes culturels. Mais j’arrive à les surmonter parce que je me souviens l’avoir déjà fait. J’étais dans un état horrible au moment de réaliser Eternal Sunshine of the Spotless Mind, et le film a réussi à se faire. Chaque fois, c’est un recommencement : on pense qu’on ne va pas douter, on doute quand même, et on se souvient qu’on sait faire avec.

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