Le plus célèbre groupe virtuel de la planète fait son grand retour en ce début d’année, avec un disque partageur, Cracker Island, où figurent entre autres Bad Bunny, Beck et Tame Impala. Comme d’habitude le side-project de Damon Albarn fourmille d’idées et semble tracer le chemin à venir de la pop. On décrypte.
Le groupe virtuel, une invention ancienne
En 1959, un trio de petits rongeurs américains classait son single n°1 au hit-parade américain. Sous le nom d’Alvin & les Chipmunks, cette joyeuse bande cachait en réalité la voix de Ross Bagdasarian, qui utilisait une technique de modification de la hauteur du son pour créer à ses créatures de dessin animé un organe assez distinctif… Devenues un dessin animé, les aventures d’Alvin et de ses deux camarades ont fait naître le concept de groupe virtuel. Et leurs particularités musicales ont influencé jusqu’aux beatmakers des années 2000, en particulier Kanye West, les Heatmakerz et Just Blaze, qui accélèrent les samples vocaux de classiques américains pour créer la « chipmunk soul ».
A la fin des années 1960, après avoir lancé un groupe vocal sur casting (The Monkees), le manager américain Don Kirshner souhaite contrôler davantage l’image de ses musiciens : il a donc l’idée d’une formation entièrement inventée, The Archies, qui apparaît dans une bande dessinée et un dessin animé, The Archie Show. Le succès va s’avérer colossal notamment grâce à leur hit, Sugar, Sugar. Comme les Chipmunks, la cible est enfantine. Les héros chantants animés vont devenir dès lors un classique, de la grenouille incarnant Roger Glover dans le clip de Love is All jusqu’à René la Taupe…
Avec Gorillaz, le sérieux s’empare des groupes virtuels
En 1999, Damon Albarn mène depuis dix ans déjà une carrière couronnée de succès. Son groupe, Blur, a aligné les disques avec succès (Modern Life is Rubbish, Parklife, The Great Escape), et seul Oasis dispute à la formation londonienne le titre de « roi de la Britpop ». Pourtant, les aspirations des différents membres semblent se séparer petit à petit. Le guitariste Graham Coxon infléchit le son de la bande vers le rock alternatif américain, tandis qu’Albarn, récemment séparé de sa compagne, semble lui vouloir se diriger ailleurs.
Un ami illustrateur, Jamie Hewlett (auteur de Tank Girl), partage un appartement avec Damon Albarn. Les deux hommes ébauchent alors un projet assez inédit : le dessinateur crée une galerie de personnages musiciens en design « cartoon », et le chanteur de Blur compose la musique censée être interprétée par ce groupe. Le but ? Opposer à la tyrannie du vidéoclip une formation entièrement fictive, et permettre à Damon Albarn de montrer toute la richesse de ses aptitudes en dehors du rock. Murdoc Niccals, 2-D, Noodle, Paula Cracker et Russel Hobbs, les effigies dessinées, prennent vie en 2000. Au départ, la presse joue le jeu de ne pas dévoiler l’identité des créateurs de ce projet nommé Gorillaz. Dès le premier clip, Tomorrow Comes Today, la ton est donné : Damon Albarn y chante sur une piste instrumentale oscillant entre trip-hop et dub (une partie des enregistrements s’est d’ailleurs déroulée en Jamaïque).
De projet arty et conceptuel, Gorillaz devient rapidement une bombe musicale immensément populaire. Il a suffi pour cela d’une chanson, Clint Eastwood. Le morceau synthétise les obsessions de la pop branchée d’alors. D’une part, le trip-hop et l’ensemble du mouvement downtempo, dub inclus, sont présent dans la rythmique implacable du single, tandis que le flow de Del The Funky Homosapien (issu du groupe rap indé Deltron 3030, qu’il a formé avec Dan The Automator, producteur du premier album de Gorillaz) répond à merveille à la mélodie nonchalante de Damon Albarn.
Gorillaz, un laboratoire pop
Alors que Damon Albarn reprend son projet principal, Blur, en 2003, l’expérience Gorillaz semble être mise en sommeil, après l’énorme carton de l’album Gorillaz. Mais la situation s’inverse en 2003, avec la mise en pause du groupe britpop. Aussi le tandem créatif a tout le temps de créer une deuxième vague : avec l’album Demon Days, le projet prend une dimension supplémentaire. D’un côté, l’essor d’Internet et des technologies audiovisuelles numériques permet à Gorillaz de devenir une attraction multimédia, que ce soit dans ses clips (comme Feel Good Inc.), son site internet ou sur scène, à l’occasion de performances durant lesquelles les avatars sont projetés. Musicalement, le projet gagne encore en ouverture : la légende du rap britannique Roots Manuva côtoie sur disque le leader des Happy Mondays, Shaun Ryder, le déjanté Dennis Hopper vient donner de la voix et on retrouve même les pionniers hip-hop de De la Soul dans les crédits… Alors qu’en 2005, R&B, rap et rock sont séparés, Gorillaz est un pont où se retrouvent les différents courants des musiques populaires dans un seul creuset. Le pari d’Albarn est alors réussi : Gorillaz anticipe la pop à venir tout en proposant de démocratiser des artistes et des sons venus de l’underground.
Une affaire de side-projects
Entre ses albums solos (comme le très pop Everyday Robots ou l’orchestral The Nearer The Fountain, More Pure the Stream Flows), ses disques rock avec The Good, the Bad and the Queen, et ses expériences en musique africaine, sans compter la reformation de Blur en 2015, Damon Albarn a peuplé les dernières décennies de disques très variés. Aujourd’hui, son projet principal, et ancien side-project, se nomme donc Gorillaz, qui revient ce mois de février avec l’album Cracker Island. Comme toujours, les featurings indiquent à l’avance les nombreuses directions prises par le disque, entre Bad Bunny, le rappeur portoricain, Tame Impala, le groupe psyché où surnage Kevin Parker, Beck, ou encore l’artiste Thundercat. Hip-hop, pop, indie rock… Avec ce nouveau disque, Gorillaz continue d’honorer son statut de groupe à écouter pour qui veut lire l’avenir de la pop. Et la formation virtuelle est un exemple de progrès des side-projects, devenus des affaires aussi importantes que les trajectoires principales des artistes. En atteste le succès de The Smile, où l’on retrouve deux Radiohead et un membre de Sons of Kemet, qui concurrence aujourd’hui Gorillaz comme l’expérience « diversifiante » la plus intéressante de la pop moderne.