Ce n’est pas pour rien qu’aujourd’hui, Laurent Durieux fait partie des graphistes les plus convoités des cinéastes tels que Stanley Kubrick, Steven Spielberg ou encore, Francis Ford Coppola. Ici, nous allons plonger au fond de l’homme et de son travail, essayer de comprendre son style et ce qui fait de ses affiches de films des posters subjuguants.
Les origines de Laurent Durieux
La naissance d’un dessinateur
À l’âge de dix ans, Laurent Durieux décalquait les planches de L’Incal d’Alejandro Jodorowsky et Moebius, son dessinateur préféré. En faisant cela, il avait le sentiment de pouvoir dégager l’essence du dessin et de comprendre un morceau de celui-ci. Dans son interview avec Nicolas Tellop pour le magazine de juillet 2021 Les Arts Dessinés, il s’exprime en ces mots : « Bien sûr, on n’est pas dupe, on sait qu’en fin de compte il ne s’agit que d’une planche décalquée. Mais il se joue là quelque chose de plus complexe. La main doit suivre celle du dessinateur et il se produit alors quelque chose de magique. ». C’est ainsi que grandit Laurent Durieux, entouré d’Arno, Philippe Caza, Frank Margerin, François Schuiten, Philippe Druillet, etc.
Lorsqu’il put enfin intégrer une école de dessin, Saint-Luc le déçoit. En effet, son niveau dépasse largement celui des autres et l’ennui se fait vite ressentir. D’autant plus que ses professeurs lui demandent de dessiner « faux », un comble. Par la suite, il trouve une autre école, La Cambre, avec laquelle il découvre le graphisme et l’affiche.
La découverte de soi
Laurent Durieux ne se définit pas comme un illustrateur mais comme un graphiste qui dessine. En effet, la différence tient dans le fait que le dessin n’existe pas pour lui-même mais pour faire s’exprimer une idée. Le processus créatif est donc totalement différent et a complètement révolutionné sa perception de la pratique.
Pendant plusieurs années, notre auteur ne s’est pas reconnut en lui-même, préférant se développer à travers la patte de Moebius et Ever Meulen, pour ne citer qu’eux. Mais qui était donc Laurent Durieux derrière tout ça ? Être incapable de le dire à ce moment-là n’était pas grave car « cela ne [l’empêchait] pas de répondre aux commandes qu’il [lui] étaient faites. ». Ce qui était important, ce n’était pas la main créatrice mais le résultat final. La question pouvait donc attendre avant de trouver sa réponse. Si certains sont capables à leurs débuts de carrière de se définir facilement, pour d’autres, cela est loin d’être pas le cas. Pour Laurent Durieux, il aura fallu près de 20 ans pour qu’il puisse faire de toutes ses influences un mélange qui aboutisse sur une identité propre. Cependant, le vrai Laurent Durieux a toujours été là, tapi dans l’ombre : si le dessin pouvait rappeler un dessinateur, l’idée émergente n’appartient qu’à lui.
Un jour, c’est la révélation : en décidant de supprimer le trait noir, il crée une nouvelle approche stylistique qui, par la suite, fera partie intégrante de son travail. Et si le pari n’était pas gagné car « si on enlève le trait, on est très vite confronté à un manque de lecture entre deux couleurs », il fait confiance à son œil de graphiste et réussit à faire du mélange dessin/couleurs, un tout global captivant.
Le début de la reconnaissance
Son début du succès, il le doit, entre autres, à Ever Meulen. Lorsque ce dernier découvre, dans une galerie, les images de Laurent Durieux, c’est comme un coup de foudre et tout s’enchaîne rapidement. Après que notre dessinateur soit publié dans la revue autrichienne Lüzer’s Archives, son téléphone n’a cessé de sonner. D’ailleurs, c’est après sa première affiche de film qu’il est contacté par Mondo, un éditeur et galeriste américain spécialisé dans le cinéma. L’univers des affiches de cinéma sérigraphiées lui ouvre enfin ses portes.
Le souci du détail
Jaws, le poster alternatif par excellence
Quand l’on se pose devant une illustration de Laurent Durieux, les premières réactions peuvent décevoir… Mais seulement de prime abord, car ensuite, un véritable engouement se dresse face aux multiples éléments qui la composent. Prenons l’exemple de l’affiche Jaws (Les Dents de la Mer). Tant qu’on n’a pas vu LE détail qui vient faire passer notre regard dans l’autre dimension, on ne comprend pas forcément les motivations du dessinateur : pourquoi représenter ce film mythique qui nous a tous fait trembler devant notre écran avec les couleurs éclatantes de l’été et une plage où le calme et la détente règnent en maîtres ? Les enfants s’amusent, créent des châteaux de sable, les adultes lézardent au soleil, les mouettes volent tranquillement dans le ciel bleu d’azur. Film centré autour de la mer et pourtant, ce n’est qu’un petit bout de celle-ci que nous voyons sur l’affiche. Mais justement, cher spectateur, n’est-ce pas toute l’essence de ce film ? L’inconscience et la naïveté de vies qui ne s’attendent pas une seconde à se voir détruites par l’écume de la mer qui s’approche doucement du pied de la femme au premier plan. Cependant, là encore, ce n’est pas LE détail. Par ailleurs, ne serait-ce pas un aileron de requin que nous voyons-là, sur le parasol de cette même femme ?
Concentration du film dans une image
En accord avec ce que son frère Jack dit de lui en expliquant sa capacité à concentrer dans un détail tout le film, Laurent Durieux nous éclaire : « J’ai l’ambition de plonger au cœur d’un film pour y puiser sa substance profonde. » Avec lui, il ne faut donc pas s’attendre à voir reproduit sur l’affiche, une image extraite du fil.
Son jeu du détail et sa capacité à réaliser différents niveaux de lecture créent une image nouvelle issue de ses visions mentales et fantasmes. « Je ne cherche pas à faire plaisir. D’ailleurs, je fais rarement plaisir. » Tel est la sentence de l’auteur, qui voit dans ses affiches, non des choses à regarder mais à lire… Et là est toute la différence.
Un art narratif
Un style défini par ses limitations
Le style de Laurent Durieux ? Il tient sur trois éléments :
– L’affiche commerciale
– L’approche « gravure »
– L’univers rétrofuturiste
Pour lui, le style d’un auteur se définit par ses limitations. En fait, toutes les contraintes techniques existantes et pouvant empêcher l’artiste de s’exprimer comme il le « voudrait », l’obligent à penser autrement la composition de son œuvre et arriver à ses fins différemment.
Cela nous offre une belle réflexion sur la manière d’envisager l’art.
L’expression d’une idée
Chez lui, passage obligé par le dessin pour trouver l’Idée, celle qui mènera à l’énergie créatrice laborieuse et qui fera passer la technique derrière l’inspiration. S’il peut passer un mois ou plus sur une affiche, Forbidden Planet (La Planète interdite de McLeod Wilcox) reste son record : trois mois pour condenser dans une illustration ce film iconique ! Et même après tant de temps passé dessus, l’affiche reste encore perfectible aux yeux de son auteur.
La narration au cœur de ses affiches
Si l’on vient chercher Laurent Durieux, ce n’est pas pour qu’il réalise une affiche de cinéma traditionnelle : on vient le voir pour sa vision du film, ce qu’il peut apporter de lui, ce qu’il amener de narration supplémentaire : « Mes images fonctionnent comme des petits théâtres. Je crois honnêtement que je ne suis pas dessinateur, mais une sorte de directeur de la photographie qui mettrait en scène ses propres idées. »
En produisant une synthèse de l’histoire du film, il compose une affiche riche de sens qu’il faut embrasser du regard pour tenter d’en extraire l’essence.
Un véritable artisan d’images
Un univers rétrofuturiste
Ambiance mystérieuse sur une étendue de calme et de silence. Voilà ce que nous inspirent les affiches de Laurent Durieux. Et pourtant, même si les images sont figées dans un temps qu’on ne peut pas toujours définir (cf. Affiche du Festival de Telluride), elles sont terriblement vivantes et viennent toucher en nous un nerf précieux. Si Laurent Durieux dit vouloir offrir aux gens la possibilité de trouver leur propre réponse dans ses affiches, il leur permet aussi, en les faisant entrer dans son univers, de vivre leurs rêves de jeunes enfants : « Quand nous étions enfants, on s’amusait à dire : « Et si on allait sur la Lune, et si on roulait dans des voitures volantes, et si on allait au boulot en hélicoptère…’ » » C’est tout le pouvoir que provoquent ses affiches rétrofuturistes : rendre possible et imaginable ce qui n’a trait qu’à l’irréel ou le presque-réel.
S’il devait qualifier son, métier, notre graphiste ne se verrait pas comme un artiste mais comme un artisan. Selon lui, tous les dessinateurs sont héritiers de quelqu’un d’autre, et en ce sens, il ne sont pas créateurs. Être artisan, c’est apprendre une technique et la restituer. C’est s’approprier un art et le façonner à son image.
Une grande maîtrise de la composition d’images
La composition est une part importante du travail de Laurent Durieux. Si les esquisses et les croquis préparatoires lui permettent de dresser son idée dans les grands traits, la mise en place des éléments se fait au fur et à mesure que son image prend forme. Tout l’enjeu de la composition se trouve dans la disposition précise des éléments : « si l’on déplace un arbre un peu plus à gauche ou un peu plus à droite, la diagonale n’est plus la même et elle peut devenir bien plus intéressante, ou, au contraire, complètement bancale. » Dans ce sens, une des meilleures affiches pour illustrer nos propos est le poster de The Godfather Part II (Le Parrain 2). C’est l’exemple parfait d’une composition très travaillée : les ombres sur les câbles du bateau ; l’effet de hauteur avec la statue de la Liberté qui surplombe et le ciel qui se déploie ; la foule de dos, en opposition au garçon assis au premier plan… Tout est mis en place pour faire converger l’œil du spectateur vers cet enfant seul. Et le résultat est stupéfiant. Pardonnez mon enthousiasme mais les affiches de Laurent Durieux nous révèlent tellement de choses : sur le plan émotionnel, narratif, technique… Impossible pour l’âme sensible (et amoureuse de collage) que je suis de ne pas me sentir happer à chaque fois. « Une bonne image, c’est une multitude de petits détails qui sont en règle » : voilà ce que dit l’auteur à Nicolas Tellop et voilà ce que nous ressentons à la vue (que dis-je !), à la lecture de ses posters : une osmose, une harmonie parmi un sentiment d’étrangeté et de magie.
Un jeu des couleurs
Si Laurent Durieux imprime ses affiches à l’aide de l’offset, de la quadri ou de la digigraphie, c’est la technique de la sérigraphie qui remporte son adhésion principale. Si celle-ci le limite dans le choix des couleurs et que l’on pourrait voir cela comme une contrainte, c’est en fait tout autre. Cela évite que l’image parte dans tous les sens, et l’oblige à développer une méthodologie particulière, notamment celle de travailler avec des trames mécaniques.
Sur l’affiche de Peter Pan (Peter & Wendy), notre auteur utilise un camaïeu de bleu pour en faire le fond. Cette façon d’utiliser plusieurs teintes d’une même couleur est quasiment sa marque fabrique. C’est d’ailleurs vraiment face à ses affiches que l’on se rend compte de la multitude de couleurs existantes. En les travaillant, il peut jouer sur les différentes valeurs (claires, moyennes, foncées) et s’amuser avec les ombres et les lumières. On le voit aussi avec le poster The Silence of the Lambs (Le Silence des Agneaux)où nous retrouvons un camaïeu de gris, fracturé par une couleur unique qui vient trancher cette image monochromatique : le rouge de la chair apparaissant sous le tissu du mannequin.
D’ailleurs, en termes d’utilisation de la lumière, notre dessinateur est très fort. Nous vous invitons à regarder l’affiche inspirée du film Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle. Dedans, nous retrouvons l’influence d’Hopper, (toujours assez présente dans les illustrations de Laurent Durieux) avec cette jeune femme qui semble attendre, pensive, près de l’ascenseur. Derrière les grandes vitres, dehors, nos yeux sont happés par la lumière rosée des néons qui contraste avec le camaïeu de gris. Là où L. Durieux est talentueux, c’est dans sa manière d’arriver à toujours porter le regard du spectateur vers l’obscurité, auprès de la femme, malgré la lumière qui irradie du côté gauche de l’image.
Il faut dire aussi, et ce sera notre mot de la fin, que l’auteur est un fin spécialiste de la couleur dite la « couleur rare ». La technique est simple : il suffit de n’utiliser une couleur qu’une fois dans une image et à un endroit très spécifique. Irrémédiablement, notre œil est porté par celle-ci. Mais si ce procédé est simple à comprendre, son utilisation n’est pas évidente et demande réflexion et parcimonie. On peut notamment retrouver cette technique avec l’unique couleur noire dans l’affiche Jaws, le jaune dans The Deep House, le blanc dans The Godfather Part II, le rouge dans The Godfather Part III.
Si Laurent Durieux est le fruit de ses inspirations, les années de pratiques et d’expérience lui ont permis de se trouver dans son art et de devenir un façonneur d’ambiance, un compositeur d’images, un créateur d’histoire, un cuisinier des couleurs. Cependant, il reste aussi aux yeux des spectateurs un complice avec lequel il est possible d’apprécier toutes les nuances des films qu’il retranscrit.
Source interview et infos :
Les Arts Dessinés (collection Les Grands Entretiens), hors-série numéro 2
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Parution le 9 juillet 2021 – 278 pages