Critique

Paradis perdus d’Éric-Emmanuel Schmitt : raconter l’humanité, le projet d’une vie qui commence….

03 février 2021
Par Anastasia
Paradis perdus d’Éric-Emmanuel Schmitt : raconter l'humanité, le projet d’une vie qui commence….

Premier tome sur huit en prévision, Paradis perdus d’Éric-Emmanuel Schmitt est une belle promesse pour la suite de La Traversée des temps. Si l’histoire commence à Beyrouth aujourd’hui, le personnage principal remonte le temps jusqu’au néolithisme, là où tout commence pour lui. Récit à la fois philosophique, historique et scientifique, Paradis perdus n’est que le début d’une œuvre architecturale merveilleuse.

La traversée des temps : un grand projet d’auteur

La-Traversee-des-temps-Paradis-perdusAmbitieux projet dont Éric-Emmanuel Schmitt nous parlait déjà en 2019 lorsque nous l’avons interviewé à l’occasion du Salon Fnac Livres (voir : Dossier Littérature), nous avons enfin le plaisir de pouvoir en découvrir une partie avec ces pas moins de 560 pages ! Eh oui, cette traversée des temps, cela fait longtemps que notre auteur y pense. Sa plume qui jamais ne faiblit, et ce talent avec lequel il sait converser et faire vivre des personnages dans un univers foisonnant, forment ensemble une Oeuvre avec un grand « O ». De cela, nous pouvons en certifier.

Les premières pages de Paradis perdus nous transportent à Beyrouth où nous retrouvons Noam, perdu dans la civilisation après une longue hibernation. Quand il sort de la caverne, il ignore les derniers développements du Liban, mais également du monde dans son entièreté. Alors, dans la pension d’une veuve qui l’héberge, il décide de s’emparer de journaux pour comprendre. Mais que ne découvre-t-il pas ! Partout, la jeunesse se rebelle. Partout, le réchauffement climatique fait des dégâts. Partout, la population croît. Ces huit milliards d’individus pompent les ressources de la Terre, abolissant ainsi le futur par l’extinction de l’espèce humaine.

« Le consumérisme, le culte du gain, la conquête frénétique de nouveaux marchés, le libre-échangisme ont causé un bouillonnement néfaste. »


Cependant, à la racine de son accablement, une idée commence à germer… Et c’est comme ça que Noam décide d’écrire son histoire. 

Du néolithique à aujourd’hui

De Beyrouth nous passons à la période néolithique, temps où Noam est né. On y découvre un monde où les individus ne se pensaient pas encore, où l’histoire n’était pas individuelle mais collective.

« J’ignorais que Noam pouvait se différencier, s’individualiser, sécréter des pensées propres, des goûts singuliers, des ambitions ou des rejets. »


Il n’était pas non plus d’usage de chérir ses enfants, et de ce fait, beaucoup se restreignaient à simplement les élever et les nourrir jusqu’à la puberté, moment où ils fondaient eux-mêmes une famille. Les gens chassaient pour se nourrir, fabriquaient leurs armes et leurs outils. Ils pensaient que la pluie et l’azur venaient des Dieux, que les averses, le soleil, les vents, le tonnerre, la foudre, les ouragans, n’avaient rien de scientifique. C’était un autre temps. Un autre monde.

« […] l’homme moderne est un homme assis qui vit à l’intérieur , telle une plante en pot jamais exposée au grand air ni au soleil : non seulement il ne bouge plus, mais il ne se déplace plus. »

Finalement, la vie chez les Sédentaires n’était rythmée que par des choses simples, n’ayant comme seule crainte que l’arrivée des Chasseurs, qui saccageaient, pillaient, violaient, massacraient.

De tout cela, Éric-Emmanuel Schmitt conçoit la question : Tout changement génère-t-il un progrès ?

« Voilà ce qui a été perdu, songe Noam. Lorsque James le survivaliste regrette une compétence néolithique disparue, il se fourvoie : c’est une sagesse égarée, celle qui plaçait l’homme dans la Nature comme un de ses éléments. »

Tout au long de sa vie d’immortel, Noam est pénétré de leçons. Que ce soit sur le racisme, l’agriculture, l’élevage, la double vie que mène l’homme et le Chef d’un village, l’amour. Avec sa première femme, Mina, il vit un amour sans désir, plat mais suffisant. Avec Noura, il découvre l’amour-passion, qui transporte et fait vibrer. De ces relations, il se découvre un pouvoir : celui d’être capable d’intervenir dans sa vie au lieu de simplement l’endurer. 

« Pour la première fois, je repérais une part indéterminée de mon existence […] et que les philosophes appelleraient, des millénaires plus tard, “la liberté”. »

L’émancipation : des mondes qui changent

Dans le village, Noam est fils du chef et fils aimant. Mais un jour, il s’émancipe et quitte le village. Dans ses pérégrinations, il rencontre alors Barak, ce géant au coeur tendre dont Éric-Emmanuel Schmitt usera pour déposer sur le papier ses sages préceptes.

Paradis perdus, c’est aussi l’histoire du désenchantement.

Déchantement d’un fils face à son père car celui qu’il voyait comme un héros ne se trouve finalement n’être qu’un misérable manipulateur égoïste. Comment continuer d’être fidèle et d’aimer quelqu’un qui, au contraire, mérite la solitude et l’oubli ? Comment accepter d’être l’enfant de Pannoam ?

« J’étais l’enfant de cet homme-là… Et je l’avais admiré… Je l’avais même aimé… Peut-être l’aimais-je encore ? »


De ce père, il en cherchera jusqu’à la fin la moindre étincelle de bonté, se fourvoyant à chacune de ses expectatives.

Désenchantement face à la perte de ce monde que Noam avait connu. Plus le temps passait sans qu’il ne vieillisse et plus il se rendait compte du changement qui s’opérait autour de lui : la Nature faiblissait sous le poids des constructions de l’Homme au lieu d’en être en harmonie (« ils ne vénéraient plus le sol, ils l’utilisaient »), les communautés se sédentarisaient de plus en plus, les hommes se rendaient dépendants les uns des autres. L’ère nouvelle était donc à l’homme domestique.

« Qu’un individu parvînt à se suffire – se nourrir, se loger, s’habiller, se soigner – estomaquait ceux que je rencontrais. Ils appartenaient à des communautés complexes où les travaux avaient été divisés, les habiletés réparties, les savoirs morcelés. […] Fin de l’autonomie. […] La spécialisation du savoir-faire avait supprimé le pouvoir-faire. Les hommes dépendaient les uns des autres, condamnés à la vie collective. »

Désenchantement face à la perte des êtres aimés. En ne vieillissant plus, Noam voit ceux qu’il chérissait dépérir et mourir. D’abord sa mère et Barak dont le décès ajoute à sa suite une disparition plus grande encore : le passé de Noam, son enfance, sa jeunesse.

« Il fallait m’avoir connu petit pour détecter encore le petit en moi. Voilà, c’était fini ! Le deuil me sommait de grandir. Quel que soit l’âge auquel on apprend la mort de ses parents, ce jour-là tue l’enfant. Devenir orphelin, c’est devenir veuf de son enfance. »

Puis vient celle de son fils, Cham. Difficile pour un père de voir le corps de son enfant perdre de ses muscles, creuser des rides, s’affaiblir jusqu’à finir par ne plus être.

Enfin, il y a Noura. « L’innocente, le bourreau, l’enjouée, l’insatisfaite, la frêle, la brute » Noura. Celle-là même qu’il perdit pendant le Déluge, bien avant sa mère, Barack, Cham. Noura, à qui il jura fidélité par-delà la mort et à qui il ne put jamais dire adieu. Mais cette nuit d’orage, dans la grotte, la fille de Tibor, est-elle bien morte ? Cela, personne ne peut vraiment l’affirmer. 

Huit tomes pour raconter l’humanité

La traversée des temps est sans nul doute un défi de taille pour Éric-Emmanuel Schmitt. Mais s’il y a bien un auteur qui peut le faire avec autant de talent, de tendresse, de brutalité et de virtuosité, c’est bien lui. Dans Paradis perdus, il nous parle du néolithique et de l’événement du Déluge qui fit entrer Noam (devenu Noé) dans un mythe universel. Le tome 2, La porte du ciel, nous parlera de Babel et de la civilisation mésopotamienne.

Cher lecteur, ici il n’est pas seulement question de vous parler d’un livre mais de vous inviter à embrasser la littérature dans ce qu’elle a de plus incroyable : la puissance des mots et de la pensée.

Focus sur les tomes

Tome 1 : Paradis perdus
Tome 2 : La porte du ciel
Tome 3 : Le soleil sombre
Tome 4 : La lumière du bonheur
Tome 5 : Les Deux Royaumes
Tome 6 : La Mystification
Tome 7 : Le temps des conquêtes
Tome 8 : Révolutions

Parution le 3 février 2021 – 576 pages

La Traversée des temps , Tome 1 : Paradis perdus – Éric-Emmanuel Schmitt (Albin Michel) sur Fnac.com 

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Article rédigé par
Anastasia
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