Dans une France qui détruit ses campagnes et délaisse ses classes moyennes, le portrait sans concession d’un homme au bord de l’explosion sentimentale et sociale.
Le monologue d’un neurasthénique
Florent-Claude Labrouste est « une inconsistante lopette de 46 ans ». C’est ainsi que le héros du nouveau roman de Michel Houellebecq se considère. Un « quadragénaire fourbu », un « loser », un « raté » : les qualificatifs ne manquent pas pour désigner ce cadre moyen déprimé, figure tutélaire des romans de l’auteur.
Repoussant tout acte ou décision conflictuelle, incapable de prendre sa vie en main, Florent, comme certains l’appellent, ne trouve refuge que dans l’ingestion d’houmous, et la prise d’un médicament : le Captorix.
« C’est un comprimé blanc, ovale, sécable ». Antidépresseur fictif, ce remède a pour effet de la libérer de la sérotonine – l’hormone du bonheur – dans le corps, plus rapidement et plus efficacement que n’importe quel autre traitement équivalent. Mais celui-ci comporte des effets secondaires dont le principal est d’entraîner la perte de la libido et l’impuissance sexuelle. Seule solution pour lui d’arriver à « maintenir le désespoir à un niveau acceptable » et de tenter d’endurer « l’insupportable vacuité des jours ».
Éviter de se tuer, car ce n’est pas la mort qui l’attire, mais il ne peut plus continuer ainsi. Entre une compagne qu’il méprise, du fait de sa cupidité et qui le trompe éhontément dans des gangs-bangs humains (mais aussi canins), et un poste d’ingénieur agronome au ministère de l’Agriculture dont la vacuité n’a d’égale que la rémunération, son premier réflexe, avant de prendre le médicament, est de disparaître. Il ne veut pas mourir. Il préfère partir.
S’échapper de sa propre condition d’homme blessé, fuir son impuissance morale à affronter la vie en société. Quitter une société impuissante à l’intégrer, mais aussi elle-même incapable de moralité.
Une société impuissante
La sérotonine est une hormone liée à l’estime de soi, à sa reconnaissance au sein du groupe. Un groupe qui ne reconnaît pas Florent-Claude Labrouste, dans une société qu’il ne reconnaît plus lui-même.
Ainsi, son seul ami Aymeric, éleveur de vaches normandes et laitières, personnage fascinant d’aristocrate-paysan ayant fait le choix d’une agriculture durable et raisonnée, connaît une situation économique affligeante. La paysannerie est finie. Le constat est sans appel. L’industrialisation et le productivisme du néo-libéralisme envahit tous les secteurs, au mépris des règles de bon sens ou de santé collectives. Les accords de libre-échange tuent les producteurs locaux, au sens propre comme au figuré. C’était une idée qu’il peinait à concevoir dans son ancien bureau du ministère, qui deviendra évidente dans la réalité. Voilà un constat amer sur notre société.
Toute cette partie sociale est remarquable, car l’auteur adopte ici un autre rythme. Son style bien connu empli de réflexions cyniques et sarcastiques, et parfois de diatribes provocatrices, se fait ici plus épuré et littéraire. Son constat est froid, rude et désincarné, mettant souvent le lecteur à distance comme pour le distancier. Il compose alors une sorte de poésie tragique dans « une société globalement inhumaine et merdique ».
Mais ces observations acerbes sur la moralité de la société n’arrangent pas le moral de notre héros déprimé. L’impuissance de la société ne peut que faire écho à la sienne, en tant qu’être humain, mais aussi en tant qu’homme sexué.
Michel Houellebecq, un écrivain monstre
La décadence du mâle blanc occidental de classe moyenne supérieure, personnage de prédilection de l’univers houellebecquien est donc ici représentée par Florent-Claude Labrouste. Mais si sa déchéance, sa « déréliction », comme l’auteur le précise, c’est-à-dire son abandon, son désespoir paraît ici sans fond, à quoi pourrait donc servir le Captorix, ce médicament qui diffuse la sérotonine de façon révolutionnaire ?
« C’est un comprimé blanc, ovale, sécable », comme nous le décrit l’auteur dès la première phrase de son roman. Une phrase scandée qui reste gravée jusqu’aux derniers mots. Mais si cet antidépresseur est « une drogue simple et dure, qui n’apporte aucune joie, qui se définit entièrement par le manque, et par la cessation du manque », il crée un autre manque. L’absence de désir qu’il entraîne n’arrange pas le désir de vivre de notre héros. Florent voudrait maintenant « bander comme un mammifère » et retrouver son « phallus triomphant ». Jusqu’à en devenir une obsession. Et même si, pour lui, « tous les hommes souhaitent des filles fraîches, écologiques et triolistes », quand il n’y a plus d’espoir et qu‘il s’agit de faire le bilan, les regrets prennent des atours de chagrin d’amour sincère et profond.
Car à quoi peut donc bien servir la sérotonine ? C’est quoi le bonheur, finalement ? Si Florent attend qu’une femme vienne « sauver sa bite, son être et son âme », « les promesses du bonheur » prennent les traits d’un seul visage : Camille, son seul et grand amour, catalyse au fond toutes ses pensées, et le souvenir de ses parents morts ensemble dans l’amour ne cesse de le hanter.
Cynique, vulgaire et drôle tellement il est excessif, Sérotonine explore les limites d’un monde fini d’individus désespérés dans une société qui écrase. Ce roman des « espérances déçues » est aussi un grand roman d’amour. Après Les Particules élémentaires, Extension du domaine de la lutte ou encore La Carte et le territoire, Michel Houellebecq, observateur et écrivain incontournable de notre temps, ne serait-il pas finalement un monstre d’amour ?
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Parution le 4 janvier 2019 – 352 pages
Sérotonine, Michel Houellebecq (Flammarion) sur Fnac.com
Photo d’illustration © Stijn te Strake