Les discours sur la fin du monde se multiplient, dans les médias, dans les livres, dans les films… Pourquoi cet emballement ? La fin du monde est-elle proche ? L’effondrement annoncé est-il sans issue ou cette rupture est-elle synonyme de nouveau départ ? La pensée de la fin est-elle une idée contemporaine ou le reflet de craintes ancestrales ? Éléments de réponses avec la lecture de Une autre fin du monde est possible.
Visions d’apocalypse
De nombreux scientifiques l’affirment : tout porte à croire que nous entrons dans une nouvelle ère géologique. L’Holocène laisserait place à l’Anthropocène, soit une époque de l’histoire de la Terre où l’activité humaine marque l’écosystème terrestre de son empreinte indélébile. La stabilité offerte par l’Holocène, ses paramètres, seraient ainsi remis en question, et ce à cause de multiples variations : climat, biodiversité, usage des terres… Ce basculement profond ne témoigne pas d’un simple mouvement de crise écologique globale, mais représente un basculement géologique profond, lequel s’accompagne de multiples transformations, et surtout de multiples disparitions : ressources naturelles, espèces animales, langues, ethnies…
Yuval Noah Harari, dans son dernier livre 21 leçons pour le XXIe siècle, lie cette pensée de la fin à l’écroulement successif des grandes idéologies du XXe siècle : fascisme, communisme, et à présent libéralisme. L’époque est à la disparition et les essayistes l’ont bien compris. Nombreux sont les textes à souligner ces disparitions multiples qui façonnent la société occidentale telle qu’on la connaît. Marqués par les bouleversements et la violence du XXe siècle, les penseurs du siècle passé ont esquissé une cartographie des disparitions à l’œuvre : Esthétique de la Disparition de Paul Virilio, Spectres de Marx de Jacques Derrida, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ? de Jean Baudrillard… De la pensée de la disparition à celle de l’effrondrement, il n’y a qu’un pas. En témoigne la parution d’essais très contemporains : Après la fin du monde de Michaël Fœssel (2012), La Fin du monde et de l’humanité de Hicham-Stéphane Afeissa (2014), Le Mal qui vient de Pierre-Henri Castel (2018), Pourquoi tout va s’effondrer de Julien Wosnitza (2018)…
L’imaginaire de la fin
À partir du XXe siècle, siècle de transitions et d’hyperviolence, l’imaginaire occidental contemporain s’imprègne d’une pensée de la fin. Les deux Guerres mondiales, la Shoah, l’industrialisation de la mort, les catastrophes nucléaires, la pollution croissante, la surpopulation, les catastrophes naturelles… La littérature post-apocalyptique foisonne, le cinéma se gorge de fictions survivalistes… L’imaginaire de la fin s’étend de la fiction aux essais, des supports papiers aux écrans.
Face à un monde qui s’écroule, le pessimisme semble gagner du terrain. Que va-t-on construire sur les ruines de ce monde disparaissant ? Les spectres du passé vont-ils nous hanter ? L’universitaire et penseur de la littérature contemporaine, Lionel Ruffel dévie de ce courant qui tend à penser la fin comme une rupture radicale. Dans son essai de théorie littéraire Le Dénouement, il s’oppose aux discours dominants sur la fin du XXe siècle (fin de la modernité, fin de l’histoire, fin des idéologies, fin de l’art…) et centre sa réflexion autour de la notion de transition. La fin serait un pont entre un avant et un après. De nombreuses fictions se font l’écho de cette thèse. Parmi les auteurs étudiés par Lionel Ruffel : Pierre Guyotat, Valère Novarina, Olivier Rolin, Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Éric Chevillard, Pascal Quignard…
Cette notion de transition, nous la retrouvons dans le livre Une autre fin du monde est possible. Pour les auteurs, Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, nous nous situons ni après, ni pendant, mais bien entre deux mondes : un monde finissant et un monde naissant. La fin annonce donc le commencement.
Une autre fin du monde est-elle possible ?
Dans un premier ouvrage, Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015), Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle synthétisaient les éléments factuels qui permettaient, mis bout à bout, d’envisager la fin du monde comme une possibilité. Après cette synthèse, ils réfléchissent à l’après. « Il n’y a plus de débat » soulignent les auteurs de Une autre fin du monde est possible. Nous avons dépassé l’époque des remises en question, de l’espoir et du déni : le constat écologique désastreux est accepté. Le monde disparaît et il n’y a pas de retour en arrière possible.
Favantage qu’un effondrement global, soudain, caricatural comme on pourrait le voir représenté dans un film de catastrophes, les auteurs insistent sur le fait qu’« un effondrement de civilisation n’est pas un événement (…) mais un enchaînement d’événements catastrophiques ponctuels (…) sur fond de changements progressifs non moins déstabilisants ». Ce sont les fissures qui fragmentent le monde qui rendent possible cet « effondrement systémique global ». On citera pêle mêle la catastrophe nucléaire de Fukushima (magnifiquement évoquée dans Manger fantôme de Ryoko Sekiguchi), les déplacements massifs de populations repoussées aux frontières par les guerres et autres tragédies, les crises économiques, la montée des extrémismes au sein des grandes puissances mondiales…
Alors, comment se prépare-t-on à l’effondrement ? Peut-on survivre quand tout s’est écroulé ? Oui, écrivent ces trois essayistes. Davantage que survivre, il faut vivre. Les auteurs rappellent l’importance des relations sociales comme piliers de l’être et prennent pour exemple le roman de Daniel Defoe, Robinson Crusoé. Dans ce livre, le personnage principal reconstitue, après le naufrage, un monde dans lequel il répond à tous ses besoins primaires, mais il ne s’accomplit véritablement que lorsqu’il renoue contact avec l’autre. C’est par cette parabole littéraire que les auteurs présentent l’idée centrale de leur livre : la survie devient vie lorsque les relations sociales sont replacées au centre du fonctionnement de la société. Outre le fait de se préparer matériellement à l’effondrement, Une autre fin du monde est possible remet au cœur de la pensée de l’après l’importance de la préparation psychologique et des relations sociales. Pour Servigne, Stevens et Chapelle, il faut s’allier, conserver, tisser, entretenir les liens avec autrui. Car c’est unis que nous arriverons à surmonter l’effrondrement annoncé : « les raisons d’être de ce livre : l’envie de se préparer à vivre les conséquences des catastrophes en cours et à venir en recherchant prioritairement les liens entre humains, les liens avec les autres qu’humains, et un sens à tout cela. »
De la collapsologie (science de l’effondrement) à la collapsosophie (sagesse), de la pensée de l’apocalypse à l’happy collapse, le livre de Servigne, Stevens, Chapelle est porteur d’un message apaisant, comme une forme d’acceptation. « Vouloir vivre au-delà des chocs, et non simplement survivre aux chocs, c’est déjà commencer la préparation avec une attitude différente, une intention de joie, de partage et de fraternité. »
Aller + loin : l’apocalypse en inspiration
L’imaginaire de la fin occupe des espaces multiples. Mais plus que la réalisation catastrophique de l’événement apocalyptique, l’imaginaire de la fin est d’abord une pensée, et cette pensée de la fin n’est pas contemporaine d’un XXIe siècle au bord de l’explosion. Les discours de la fin ont des fondations anciennes et, pour la plupart, religieuses. Citons l’Apocalypse de Jean dans le Nouveau Testament, les Livres d’Isaïe et d’Ezechiel dans l’Ancien Testament…
La pensée de la fin du monde n’est-elle pas une pensée avant tout humaine, d’hommes conscients de leur propre mortalité ? Qu’est-ce qui motive ces prophètes de la fin ? En soulignant le pire (la disparition totale du monde dans lequel on vit), les prophètes tendent à souligner les comportements qui permettraient de contourner l’apocalypse annoncée, ou tout du moins d’envisager l’après. Ce sont des règles de conduite qui émergent des premiers textes sur la pensée de la fin. Des textes d’espoir, donc.
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Parution le 26 septembre 2018 – 420 pages
21 leçons pour le XXIe siècle, Yuval Noah Harari (Albin Michel) sur Fnac.com