21 leçons pour le XXIe siècle n’est pas vraiment le tome 3 de ce qui serait une grande fresque sur l’histoire de l’humanité. Quand Sapiens abordait les origines de l’homme, Homo Deus se projetait dans les futurs possibles. Le dernier ouvrage semble plutôt former un pont entre les deux précédents. L’historien israélien Yuval Noah Harari livre cette fois des pistes de réflexion autour des enjeux contemporains.
Affermissement d’une pensée
Raconter l’histoire de l’humanité, c’est toujours y chercher un sens. Même si Yuval Noah Harari s’attache à défaire les fils des différentes fictions et récits sur lesquels l’humanité semble être fondée, il est bien une logique de pensée identifiable qui se déploie. 21 Leçons pour le XXIe siècle cherche à mettre en évidence les mécanismes de pensée rouillés, les idées reçues et autres poncifs qui gênent l’humanité dans son appréhension des enjeux contemporains. L’auteur tente de donner des pistes pour pouvoir répondre aux problèmes que soulève le « ici et maintenant ».
Un projet ambitieux
L’actualité est en principe l’objet qu’il incombe aux journalistes de traiter sous la forme d’analyse, de réflexion. Yuval Noah Harari, en tant qu’historien, se positionne donc dans une contradiction épistémologique. La discipline de l’histoire est fondée sur la nécessité d’une distance entre les événements relatés et celui qui tente de les analyser. Ce recul est requis afin de ne pas verser dans la téléologie, vice propre à l’historien qui consiste à interpréter l’histoire en fonction de sa fin. Parler du XXIe siècle est donc d’une grande difficulté pour quiconque y est ancré. Mais l’auteur parvient, dans un tour de force théorique, à se saisir des grandes problématiques de l’humanité sans formuler des réponses tranchées qui paraîtraient forcément peu réfléchies. La méthode que Yuval Noah Harari emploie, afin de contourner le problème intrinsèque à son sujet, est celle de soulever des interrogations, de semer les graines d’une réflexion qu’il pousse le lecteur à mener sur lui-même.
Les défis du XXIe siècle
Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur revient sur l’un des sujets longuement abordé dans Homo Deus : l’intelligence artificielle. Les algorithmes et autres logiciels intelligents dont l’autonomie ne cesse de progresser seront, pour l’historien, la cause d’une crise de chômage à venir. Ce progrès technique insatiable lance à l’humanité un nouveau défi, celui de se réinventer pour redéfinir ses atouts.
Puis Yuval Noah Harari traite dans une deuxième partie ce qu’il appelle le « défi politique ». Les hommes vivent une ère de malaise socio-culturel qui est dû à la perte de communauté physique. Ce malaise explique la montée du protectionnisme et du nationalisme, car ce sont des valeurs rassurantes qui permettent à l’homme de se sentir intégré à un groupe qui le subsume. L’erreur se situe dans l’idée que les valeurs qui rassemblent sont celles de la nation (quelle qu’elle soit) alors que celles-ci sont construites pour servir des enjeux politiques. Il en va de même pour le récit religieux, autre forme de construction fictive englobante qui cherche à donner un sens à une certaine continuité de traditions. Pour l’auteur, il n’y a de communauté de valeurs que dans les changements que traversent l’humanité.
Yuval Noah Harari s’attaque ensuite aux thématiques sur lesquelles tout auteur qui se décide à écrire sur le XXIe siècle est attendu : le terrorisme et les fake news. La méthode de l’historien repose sur le recul par rapport aux événements, c’est donc en comparant les chiffres du nombre de morts causées par des attaques terroristes à celui des morts causées par le diabète, la pollution ou les accidents de la route, que la gravité du terrorisme est remise à l’échelle de l’humanité. L’auteur ne nie pas l’horreur des événements, mais insiste sur la nécessité d’une tempérance des États dans leur réaction. Le terrorisme est ramené à sa dimension de « spectacle », et le terroriste à son rôle de « joueur de cartes », qui n’a rien à perdre mais tout à gagner en fonction de la réaction de son adversaire. L’épidémie de fake news est balayée de la table dans le même mouvement : elles ne sont que des histoires, des récits fictifs que l’humanité aime à se raconter dès l’aube. Yuval Noah Harari est provocant : selon lui, la religion est la plus longue fake news de l’histoire de l’humanité, puisqu’elle perdure encore aujourd’hui.
La nécessité de s’informer
L’ère du Big Data oblige les hommes à fournir un effort supplémentaire pour analyser les informations reçues : il faut les contextualiser, vérifier ses sources, les remettre en cause. Noyés sous le flux d’informations, les hommes doivent apprendre à faire le tri. Et la quête d’informations doit être permanente puisque tout change en permanence. Pour l’historien, la qualité première qu’un humain doit acquérir s’il veut s’armer pour les siècles à venir, c’est la résilience. « La seule certitude c’est le changement » affirme Yuval Noah Harari. Il faut être capable de se remettre en cause sans cesse, pour continuer à s’apprivoiser soi-même avant que les algorithmes ne nous connaissent mieux que nous-même.
La fiction comme fondement de l’humanité
La thèse majeure qui se dégage de ce troisième ouvrage est la suivante : le propre de l’humanité est la fiction. L’homme se construit sur des récits internes, lesquels dépendent de récits externes liés à ses différentes identités : un homme italien est à la fois un homme, construction genrée, un Italien, construction nationale, et peut-être un père de famille, construction sociale, etc. Yuval Noah Harari ne condamne ni ne loue cette capacité à la fiction, mais insiste sur la nécessité d’en avoir conscience. Admettre les récits qui nous portent et nous traversent, c’est déjà désamorcer la naïveté première de celui qui prend ses désirs pour des besoins.
Une écriture qui prend la forme de son objet
Il semble important de souligner un autre paradoxe dans l’écriture de cet ouvrage. Yuval Noah Harari n’a de cesse de remettre en cause la propension de l’humanité à se raconter des histoires et à y croire. Pourtant, l’auteur a une excellente maîtrise de l’art de la rhétorique, ou du storytelling comme on l’appelle aujourd’hui. Il jongle habilement avec les anecdotes personnelles, les métaphores très visuelles et les références à la culture pop. L’historien peut comparer dans une phrase « l’histoire de la vie » du Roi Lion, qui conduit Simba à accomplir son destin de roi, au récit coranique qui châtiera les infidèles et récompensera les pieux, tout comme il se permet d’intituler un chapitre sur la valeur de l’argent : « Un dollar pour les gouverner tous », ce qui est une référence évidente aux Seigneurs des Anneaux.
Penser le « contemporain » dans sa globalité
Le précurseur : Michel de Montaigne
Grand précurseur de l’introspection, Montaigne est le premier à avoir observé en lui des tumultes incontrôlés qui suscitaient des difficultés à parler de soi et du présent. « Je ne peins pas l’être. Je peins le passage » affirme-t-il dans l’un des passages les plus connus des Essais.
Montaigne s’était assigné la lourde tâche de parler des grandes problématiques de son époque comme les cannibales et leur culture ou encore l’éducation.
À l’écoute de ses contemporains et de son for intérieur, Montaigne propose des pistes pour guider sa réflexion, et pour apprendre à vivre tout simplement. Sa déambulation philosophique parmi les hommes permet de remettre en cause les présupposés culturels de chaque génération.
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Paru le 26 septembre 2018 – 420 pages