Critique

1 mois / 1 classique : Belle du Seigneur d’Albert Cohen

04 mai 2018
Par Melanie C.
1 mois / 1 classique : Belle du Seigneur d'Albert Cohen

Il y a 50 ans, alors que la révolte étudiante gagnait les rues de Paris, un roman monumental marquait ce mois de mai 1968 : Belle du Seigneur. L’œuvre d’Albert Cohen, par son ampleur et son audace, allait marquer une petite révolution dans le monde des lettres. Retour sur ce « pavé ».

Solal, épisode III

Même si ce fait est parfois oublié de nos jours, il convient de rappeler que Belle du Seigneur et son millier de pages font partie d’une œuvre plus grande encore. Un cycle, conçu par Albert Cohen sous le nom initial de Solal des Solals, a ainsi été envisagé dès les années 1930. Solal, en 1930, inaugure cette saga « dynastique » qui se terminera en 1969 avec Les Valeureux. Entre-temps, Mangeclous, en 1938, et surtout Belle du Seigneur, trente ans plus tard, auront permis à l’auteur d’explorer en longueur ses thèmes favoris : le judaïsme, les rapports amoureux, les apparences, le lien au sacré et au sacerdoce…

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Un long processus

La maturation de Belle du Seigneur aura pris des années. Son manuscrit a été caché à Paris pendant la guerre, alors même que Cohen s’est réfugié à Londres. Il faudra encore deux décennies à l’auteur pour parvenir à la version définitive de ce sommet, publié par Gallimard en plein mai 1968. Le roman pourrait se voir comme un contrepied total à l’émeute contemporaine : le monde qui y est dépeint est celui de la Société des Nations d’avant-guerre, avec son cortège de fonctionnaires soporifiques et de diplomates mondains. À l’heure de la révolution sexuelle, Belle du Seigneur raconte une liaison adultère entre un séducteur grec juif, Solal, et Ariane, la femme d’un ennuyeux fonctionnaire protestant, dans un cadre bourgeois et particulièrement suranné.

Un livre révolutionnaire

Pourtant, ce livre sorti du passé va faire figure de chef-d’œuvre de modernité. La passion qui y est décrite, absolue et tragique, n’est pas seulement parée des atours lyriques et exaltés qu’on aurait pu attendre. Ariane et Solal, durant trois ans d’amour fou, sont décrits par leurs faiblesses, leurs petites lâchetés, leur inutilité même. La plume de Cohen raconte aussi bien la sensualité et l’obsession érotique que la truculence des personnages et l’absurdité de leur vie. Au cours de passages mémorables, sans ponctuation parfois, elle s’ingénie à tourner en ridicule les affres du désir, les dégoûts du quotidien, l’émoussement des beaux sentiments. En toile de fond, la lente marche vers la Seconde Guerre mondiale est évoquée avec subtilité, notamment par l’inaction de la Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU.

Trouver sa voix

Conquête amoureuse, maintien de la passion, mondanités, ennui : Belle du Seigneur évoque de multiples sensations. Et c’est par la voix des différents personnages qu’Albert Cohen parvient à atteindre une certaine justesse, rendant le roman inimitable et inégalé : celle de Solal, lucide mais toujours troublée par son amante, celle d’Ariane, candide mais parfois libérée des carcans, celle de Mariette, la bonne, empreinte de bon sens et de sagesse. À chacun correspond un langage bien spécifique, un rythme, qui font de Belle du Seigneur un roman choral dont la musique continue de résonner encore aujourd’hui sans fausse note.

Paru originale en 1968 – 1109 pages

Visuel d’illustration © Photo de l’éditeur Gallimard

Article rédigé par
Melanie C.
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