Iouri Bouïda est de ces auteurs méconnus et pourtant essentiels, figure incontournable de la littérature russe contemporaine. En France, il est l’un des trésors discrets de la maison Gallimard qui, en 2015, publiait la traduction (toujours par Sophie Benech) de son roman, La Mouette au sang bleu.
La plume au fusil
Élevé à Faulkner plutôt qu’à Gorki, amoureux de Shakespeare (qu’il lit régulièrement en VO), inconditionnel du Voyage au bout de la nuit de Céline (qu’il découvre à 40 ans), ne vouant pas un culte à Nabokov (« Il n’a écrit qu’un seul bon livre, Lolita, surtout la dernière partie »(1)), Iouri Bouïda est l’auteur d’une œuvre à la fois étrange et familière, hantée par le sinistre fantôme de l’Union soviétique. Il est né en 1954 aux marges de l’Empire, dans l’enclave russe de Kaliningrad, à Znamesk, entre Pologne et Lituanie. Il ne quittera la région qu’en 1991 pour aller s’installer au fin fond de la banlieue sud de Moscou. Et si aujourd’hui, de l’autre côté de l’Oural, il a apposé son nom sur bon nombre de livres, vu et lu de France, Iouri Bouïda reste assez discret. Aux côtés des Boris Akounine, Ludmila Oulitskaïa, Vladimir Sorokine, Viktor Pelevine et autre Dimitri Bykov, l’écrivain compte parmi les éminents littérateurs d’une Russie insoumise contestatrice. Il en est en tout cas l’un des portraitistes intraitables, donnant la parole, à travers ses mots et son imaginaire, aux maudits et laissés-pour-compte, aux paumés et aux (dé)possédés du système autocratique de Vladimir Poutine.
Profil d’une œuvre
En France, son premier roman à nous parvenir s’intitulait Le Train zéro. C’était en 1998 (réédité en 2012). Le récit court mais puissant d’une communauté laborieuse et isolée aux confins de la Russie stalinienne, dont le quotidien lancinant consiste à assurer le passage du mystérieux train zéro à la provenance, à la destination et aux cargaisons inconnues. En 2002 sortait Yermo, biographie d’un célèbre écrivain, russe blanc né à St Petersbourg en 1914 et poussé à l’exil par la Révolution, direction les États-Unis… Un détail, l’écrivain n’a jamais existé, Bouïda délivrant là un essai fictif et délirant d’une remarquable virtuosité. Dans La Fiancée prussienne et autres nouvelles, l’écrivain revient sur l’histoire sombre et oubliée de sa ville natale, Znamensk. Puis en 2012, ce sera Potemkine ou le troisième cœur, roman situé dans la France de l’entre-deux guerre avec, pour leitmotiv narratif, le chef d’œuvre d’Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine. Un récit lumineux, entre crimes et châtiments, révélation et rédemption. Enfin, en 2015, Gallimard éditait le dernier roman en date de l’écrivain, La Mouette au sang bleue. Le destin captivant d’une tragédienne folle de Tchekhov, promise à la gloire qui voit soudain son avenir voler en éclat à la suite d’un accident de voiture. Défigurée et persona non grata à Moscou, elle finira par se retirer dans la petite bourgade sur-soviétisée de Tchoudov. Baroque et fascinant.
Iouri Bouïda, c’est la littérature de tous les possibles, portée par une imagination délirante, une écriture à la fois poétique et brutale. Dans la grande tradition de la contre-littérature slave, on retrouve dans l’œuvre de l’écrivain ce délicat jeu de balancier entre réalité sombre et farce ubuesque, allant parfois jusqu’à flirter avec le fantastique, pour mieux pointer du doigt les éraillements et les déraillements de la société russe contemporaine. Car « en Russie, seul l’humour fait trembler le diable » (2).
(1) (2) L’Œil de Bouïda, Philippe Lançon, Next Libération, 17 mars 2005
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