Le retour très attendu de Stranger Things aurait coûté à Netflix la somme record de 30 millions de dollars par épisode. Ce n’est pas un hasard : la quatrième saison est devenue le symbole des mutations récentes de l’industrie télévisuelle.
Alors que la première partie de la quatrième saison de Stranger Things vient de débarquer sur Netflix, certains critiques célèbrent déjà cette salve d’épisodes comme celle de la maturité. La plateforme de streaming a donc bien fait de respecter le processus créatif des showrunners Matt et Ross Duffer qui, depuis le début, ont exprimé leur souhait de raconter l’histoire d’Eleven et de sa bande en quatre saisons a minima.
Le succès d’audience aidant, il y en aura même cinq au total. Une stratégie qui fait basculer Stranger Things dans une catégorie très spéciale du catalogue Netflix : celle des œuvres à la longévité record. Cela peut paraître surprenant, mais rares sont leurs séries originales qui franchissent le cap fatidique des quatre saisons. Preuve en est avec la fin récente de 13 Reasons Why, Atypical, Dear White People et Ozark à ce stade. Faut-il en conclure que la saison 4 est celle de trop ?
Un journaliste du Guardian s’est amusé à rédiger une étude « exhaustive » dans laquelle il analyse cinq séries qui ont eu, selon lui, une diffusion trop courte (The Office U.K.) ou trop longue (Les Simpson). D’après ses calculs, le juste milieu est précisément 4,36 saisons. La réponse à notre question est donc ni oui, ni non. Plus sérieusement, cela permet de réfléchir à l’impact très concret de la multiplication des plateformes ces dernières années sur la longueur des récits télévisés.
La saison 4 incarne, malgré elle, le symbole de ces mutations. La nécessité de son existence reste bien sûr entièrement subjective : à chaque série son rythme, qui lui-même est influencé par le nombre et la durée des épisodes par saison. La structure quadruple prend cependant une signification particulière en fonction de la perspective adoptée.
La quatrième saison du point de vue des scénaristes
D’abord, du point de vue des scénaristes, la saison 4 et finale peut être autant une victoire qu’une défaite. La première saison étant devenue de nos jours l’équivalent d’un long pilote (puisque souvent disponible dans son intégralité), la deuxième et la troisième sont l’occasion de développer les personnages et arcs narratifs, et la suivante est considérée comme un palier naturel pour faire – si besoin – ses adieux. Des séries fabuleuses comme Rectify, The Good Place, The Unbreakable Kimmy Schmidt, Catastrophe, Dix pour cent et Mr Robot nous ont ainsi quittés de leur belle mort (c’est-à-dire voulue et planifiée par les créateurs) au bout de quatre saisons.
Cette pérennité est d’ailleurs suffisante pour en faire des œuvres qui restent ancrées dans l’histoire de la télévision. Pour des séries plus conceptuelles, qui misent énormément sur la tension et le suspense, le challenge est de ne pas lasser. Ainsi, les annonces à la saison quatre de l’annulation du thriller féministe Killing Eve et celle du huis clos gothique Servant ont été accompagnées d’un certain soulagement : mieux vaut tirer sa révérence avant de tomber dans la surenchère. C’est quand la décapitation est brutale que les au revoir sont les plus amers. Lois & Clark, Heroes ou The Last Man on Earth n’ont par exemple jamais eu de conclusion à proprement parler au-delà de leur quatrième saison : leurs fans ont dû se contenter d’un cliffhanger irrésolu.
La quatrième saison du point de vue des producteurs et des diffuseurs
Du point de vue des producteurs et des diffuseurs, la saison de trop est celle à partir de laquelle la série n’est plus rentable. Or, si ces considérations financières sont complexes, voire mystérieuses, une chose est sûre : la saison quatre, encore une fois, joue un rôle crucial. Traditionnellement, pour les chaînes de type networks, atteindre 100 épisodes est un tremplin vers la syndication (la vente des droits de diffusion à des stations TV locales), ce qui transforme le feuilleton en poule aux œufs d’or.
Pensez à Friends (10 saisons), Urgences (15 saisons) ou Supernatural (15 saisons). Aujourd’hui, 88 épisodes suffisent, ce qui correspond à quatre saisons de 22 épisodes. Le chiffre magique ! Mais l’émergence de la rediffusion des contenus en streaming a rebattu les cartes du paysage audiovisuel américain. Ainsi, la chaîne The CW, qui avait un contrat avec Netflix jusqu’en 2019, vient d’annoncer l’annulation des séries Legacies, Charmed, Roswell, New Mexico et In the Dark alors qu’elles approchent toutes de leur quatrième saison. Cela n’a pas suffi à les protéger de cette hécatombe qui a été comparée au Red Wedding de Game of Thrones. Au moins, leurs showrunners ont été notifiés à l’avance, et ils pourront donc conclure ces histoires de la façon la plus satisfaisante possible.
Sachant que la syndication n’a pas la même importance économique pour les plateformes qui exploitent leur catalogue essentiellement en interne, on observe la logique inverse : l’accumulation des épisodes est tout sauf un jackpot. Prenons Netflix : pour eux, chaque nouvelle saison mise en chantier a un coût exponentiel. La première et la deuxième sont un pari sur l’avenir : ça passe ou ça casse. Leurs voies sont impénétrables, puisqu’ils ne publient pas leurs résultats d’audience en détail, mais on imagine que d’excellentes séries monosaison comme Grand Army, Dash & Lilly et On the Verge n’ont pas fait l’unanimité auprès des abonnés.
Et le couperet tombe d’autant plus facilement (bye bye, Drôle) que l’entreprise de Reed Hastings traverse en ce moment des turbulences. En revanche, si une œuvre trouve son public et que le buzz s’intensifie, une troisième voire une quatrième saison sont encore justifiables : Sex Education et Emily in Paris sont dans cette situation.
Mais attention à ne pas trop s’attacher, car Netflix a tendance à donner la priorité à la nouveauté. En effet, plus leur offre de contenus est large, plus elle séduit des publics variés. La diversité est donc la clé pour attirer des abonnés en quête de découverte, ne serait-ce que le temps d’un binge. Pour résumer de façon cynique : sortir une saison supplémentaire qui aurait exactement le même nombre de spectateurs fidèles équivaut presque à jeter de l’argent par la fenêtre. Et il faut ajouter à cela le fait que les contrats passés par les plateformes avec les studios externes incluent souvent une clause de compensation financière à partir de trois saisons (puisque ces séries ne bénéficieront pas de la syndication).
La quatrième saison coûte donc très cher. À moins, justement, que sa rentabilité ne réside dans sa capacité à conserver les clients déjà satisfaits ? Le blockbuster Stranger Things est tellement « précieux » en ce sens que sa saison quatre aurait coûté à Netflix la somme record de 30 millions de dollars par épisode. La série The Marvelous Mrs Maisel est, quant à elle, un véritable aimant à Emmy Awards pour Amazon Prime, et elle permet d’entretenir le prestige global de la plateforme indépendamment de ses chiffres d’audience. Elle vient d’ailleurs de franchir le cap des quatre saisons. À la vue de tous ces critères, l’équation reste difficile à résoudre.
La quatrième saison du point de vue des spectateurs
Passons, enfin, au point de vue des consommateurs… Allô, vous êtes toujours là ? Nous sommes en effet tellement sollicités de toute part que notre temps de cerveau disponible est en sérieuse pénurie. On comprend donc mieux pourquoi les limited series (les miniséries comme Oussekine), les documentaires choc (The Tinder Swindler) et les séries britanniques en six épisodes de 25 minutes par saison (This Way Up) ont la cote en ce moment.
À l’ère de la Peak TV, quantité et qualité ne sont pas synonymes. Sans oublier que les confinements liés au Covid nous ont fait nous replonger dans le visionnage de nos séries doudou d’antan (Parks and Recreation, Gilmore Girls et autres) aux dépens de certaines œuvres qui étaient pourtant sur toutes les lèvres début 2020.
Soyez honnêtes, allez-vous vraiment regarder la quatrième saison de Westworld ? Non seulement nous sommes débordés, mais nous sommes aussi fragilisés : plus nous passons de temps en compagnie de nouveaux personnages fictionnels, plus il est déchirant de devoir les quitter. Peut-être qu’émotionnellement, « quatre saisons et basta » a aussi du sens. Pour citer Boucles d’Or : « C’est juste comme il faut ! »