Ils sont forts, puissants et semblent invincibles. Pourtant, les héros ont aussi des failles. Emma Scali, psychanalyste, actrice et scénariste, s’est penchée sur le cas d’Harry Potter et de son monde magique.
Harry Potter a perdu ses parents quand il était enfant. Quelles peuvent être les conséquences d’un tel traumatisme sur son développement ?
C’est intéressant, car la saga Harry Potter nous parle du deuil et de la douleur d’exister quand nos figures parentales ne sont plus là. Ça me fait penser au syndrome de Lazare, un phénomène vécu par des victimes d’attentats ou d’accidents spectaculaires comme le Titanic. Elles se demandent pourquoi elles ont survécu, et pas les autres.
Ce n’est pas exactement la même chose chez ce jeune homme, mais il y a quand même chez lui cette difficulté d’exister alors que ses parents sont morts. Cet enfant est confronté à un deuil précoce. La manière dont le premier opus nous le présente est intéressante. On le découvre entre deux mondes : celui des sorciers (qui correspond à l’enfance) et celui des moldus (qui correspond à l’âge adulte). On retrouve un peu la même idée dans Peter Pan, avec le Pays imaginaire. Harry présente tous les symptômes évidents d’un trouble identitaire lié au deuil de ses parents.
Lesquels ?
Dans le premier livre, leur disparition a laissé un immense vide dans sa vie. Mais le vide n’est pas la mort, c’est ce qui va constituer le déni d’une absence. C’est l’anti-deuil par excellence. Les souvenirs heureux liés à ses parents ont disparu avec eux. L’effroi occupe tout l’espace. Harry a mis en place un mécanisme de défense négatif : pour oublier sa douleur, il s’interdit d’exister. C’est une forme de narcissisme inversé. Il ne vit d’ailleurs que dans la honte, puisque son oncle, sa tante et son cousin passent leur temps à l’humilier. Plus tard, quand il est à Poudlard, il se cache sous la cape d’invisibilité. C’est comme si elle lui permettait d’être transparent. Avec elle, il disparaît : inconsciemment, elle le protège de cette douleur d’exister.
Finalement, la saga nous explique le processus du deuil. Ce qu’on a tendance à faire, c’est que fait Harry au début : tuer les morts une seconde fois. Il les tue de sa réalité psychique et ne contacte pas sa souffrance. Mais, pour réussir à s’en sortir, il faut être capable de garder les disparus en mémoire. Ça nous permet de transformer la douleur en chagrin, la dépression en nostalgie, et finalement de retrouver la joie et le goût de vivre.
C’est pourquoi le petit Harry doit renouer avec ses souvenirs enfouis, pour revivre quelque chose avec ses parents. C’est ce qu’il se passe quand il est face au miroir du Risèd. L’objet nous montre notre désir le plus profond et, grâce à lui, Potter renoue avec son passé et redécouvre son père et sa mère. Il accepte de retrouver leur présence et tous les souvenirs liés à eux. C’est la première étape vers l’acceptation de la perte des êtres chers.
Il a été élevé par son oncle et sa tante, qui n’ont cessé de l’humilier. Quel impact cette maltraitance peut-elle avoir sur un enfant ?
Un impact catastrophique ! Cette humiliation est extrêmement violente, et elle génère une répétition de traumatismes. Ça provoque un sentiment de honte permanent, qui contribue à cette douleur d’exister. Déjà, Harry se dit inconsciemment qu’il aurait dû mourir en même temps que ses parents. Et son oncle, sa tante et son cousin lui renvoient cette idée tous les jours. C’est intéressant, car les personnages de la saga sont comme des émanations d’une partie de la psyché d’Harry. Cette famille qui le met sous l’escalier raconte ce qu’il pense de lui-même. Il se sent honteux, car il a survécu. Et quelque part, il souhaiterait se tapir dans l’ombre.
Pour revenir à la question, le fait d’être humilié par sa famille ou ses camarades peut avoir un impact extrêmement délétère sur l’estime de soi, puisqu’on se sent dénigré. On va avoir du mal à se développer, car on ne sera pas assez secure. Quand on nous rabaisse en disant : “Je rigole !”, “C’est pour rire, détends-toi”, “Qu’est-ce que t’es susceptible”, c’est pas drôle en fait. C’est une façon de prendre le pouvoir sur l’autre.
Ces humiliations ont-elles provoqué un syndrome de l’imposteur chez Harry Potter ?
C’est tout à fait possible. Il doit accepter le fait d’être l’élu, et c’est déjà très compliqué, car ça implique une pression de dingue. Donc forcément, si on lui répète à longueur de journée qu’il est nul, il va avoir du mal à croire qu’il est censé être exceptionnel ! L’humiliation génère beaucoup de douleur et touche l’intégrité de la personne. C’est une émotion qui est liée au regard que la société peut porter sur nous, et à une blessure d’amour-propre. C’est difficile de dépasser ces souffrances émotionnelles, car elles sont très puissantes. Elles peuvent produire un manque de confiance en soi, surtout quand ça se passe durant l’enfance.
Harry se sent humilié et il a raison : il dort dans le cagibi sous l’escalier et il est maltraité en permanence. Il a une mauvaise image de lui, il a peur du jugement de l’autre, il a l’impression d’être mis à l’écart… Ça peut générer une timidité extrême, une grande vigilance, un oubli de ses propres besoins, mais également développer une autre forme d’intelligence. C’est le cas pour Harry, qui est très intuitif.
Quand une personne nous humilie, c’est aussi parce qu’une part de nous les fascine. Donc quand on se sent maltraité par quelqu’un, il faut se demander pourquoi on le dérange autant, et se dire que c’est peut-être lié à quelque chose d’assumé et de très chouette en nous.
La notion d’amitié est très importante dans la saga. Finalement, Harry ne s’est-il pas créé la famille qu’il n’a jamais eue avec Ron, Hermione, Hagrid, ou encore Dumbledore ?
Je ne dirais pas qu’il n’a jamais eu de famille. Il a eu des parents. Même s’ils sont morts, ils ont existé un temps dans sa vie et ils lui ont donné beaucoup d’amour. C’est peut-être pour cette raison qu’Harry est quelqu’un de sain. Il est capable d’aimer, de s’ouvrir à l’autre… Il a plein de problèmes et de névroses, mais il est touchant et peut ressentir de la culpabilité. En revanche, sa famille lui a été enlevée beaucoup trop tôt. Est-ce qu’il peut s’en créer une nouvelle ? Bien sûr. Mais une de cœur, cette fois. Ron, Hermione, Hagrid, Dumbledore… L’amitié, c’est du partage, mais aussi des problématiques communes.
Au départ, toute la bande est confrontée à des problèmes d’enfants, puis ils vont avoir des soucis d’ados : la découverte du monde, de l’altérité, de la puberté… Et Harry va pouvoir traverser ces épreuves avec eux. Finalement, Ron et Hermione sont comme des frères et sœurs avec lesquels il peut se construire dans une différenciation, et Hagrid et Dumbledore apparaissent comme des figures parentales qui lui apportent suffisamment d’appui pour qu’il puisse se développer. C’est qu’on appelle les “moi auxiliaires”. Ils nous permettent de grandir de manière sereine.
JK Rowling a raison : face à un trauma (comme la mort de ses parents), on a besoin de personnes et d’adultes bienveillants autour de nous. Ils nous permettent de nous construire sans devenir complètement zinzin. Grâce à ses proches, Harry arrive à se créer sa propre identité, avec des ressorts justes. Ce qui est intéressant, c’est que ça se passe à l’école. Poudlard est un endroit où on préserve l’innocence des enfants, puisque c’est le lieu de la magie et de son enseignement.
La magie l’a-t-elle sauvé de sa dépression et de ses traumatismes d’enfance ?
Je ne parlerais pas vraiment de dépression. Il est plutôt en deuil. Mais ce qui est sûr, c’est que la magie lui a permis de réécrire l’histoire autrement, de sublimer la douleur et de pouvoir se sentir puissant. C’est le principe de la résilience : le sujet va retrouver le bonheur de vivre et donner un sens à son existence. La magie lui apporte ce sens. Il a une mission à accomplir justement parce qu’il est sorcier et parce qu’il est l’élu. J’aime beaucoup ce mot, la magie, car quand on le prononce, on entend aussi “l’âme agit”. L’âme, si elle existe, n’est pas notre part mentale mais celle qui nous transcende et qui a accès à d’autres réalités et perceptions.
La magie d’Harry Potter est une ouverture à d’autres possibles, à une prise de pouvoir positive sur soi et à la capacité de dépasser ses traumas. Sartre dit : “L’important, ce n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous-mêmes nous faisons de ce qu’on a fait de nous.” C’est un peu ce que lui permet la magie. Voldemort a tué ses parents et c’est irréversible. Il ne peut rien faire contre ça. En revanche, que va-t-il faire de ce que Voldemort a fait ?
Du jour au lendemain, sa vie n’est plus la même. Il passe de l’enfant insignifiant qui vit sous les escaliers à celui qui va sauver le monde. Quelle est la réaction de notre cerveau face à des changements si soudains ?
C’est un choc. Déjà, il y a la surprise et la stupeur, d’où le syndrome de l’imposteur dont on parlait tout à l’heure. Il a vécu un choc négatif à la mort de ses parents, mais là, le choc est “positif”. Un peu comme quand une personne gagne au loto (même si c’est différent pour Harry, car il est garant d’une mission de vie). Dans ces moments, tous nos repères changent. Notre sécurité intérieure est déstabilisée.
Dans les deux cas, la situation génère autant d’euphorie que d’angoisse. Devenir l’élu ou le millionnaire du jour au lendemain, c’est brutal. Finalement, tu dois faire le deuil de ton ancienne vie en passant par les mêmes stades : choc, déni, angoisse, colère (Harry se demande pourquoi lui, pourquoi toute cette responsabilité), le désespoir, la solitude, la négociation, l’acceptation et le renouveau. Tu changes d’environnement, donc tu peux avoir le sentiment de perdre quelque chose, d’où le fait de se saboter, comme parfois dans le syndrome de l’imposteur.
On voit Harry Potter traverser l’âge de l’adolescence à travers les livres et les films. Qu’est-ce que la saga nous dit de cette période de la vie ?
Beaucoup de choses. Ces livres ont d’abord été faits pour les adolescents et pour les aider à traverser cette période compliquée. On parle du complexe du homard (un concept créé par Dolto) parce qu’il y a un changement physiologique chez les ados (qui sont en train de devenir des adultes). Les œuvres nous parlent du deuil de l’enfance – oui, ça fait beaucoup de deuils. Dans la saga, on passe d’enfants au stade de latence (entre 7 et 10 ans) à de jeunes adultes. Cette période est complexe, car on change de monde, de quotidien, et il y a des affrontements à l’intérieur de nous.
Les rituels, les cérémonies et les maisons de Poudlard permettent aux élèves de se créer un univers et d’appartenir à une communauté. Le Choixpeau est intéressant : c’est comme s’il nous choisissait une nouvelle peau. Tous les remaniements identitaires qu’on retrouve à l’adolescence sont illustrés dans cette école magique. Ils se manifestent aussi à travers les épreuves que vont endurer les personnages tout au long de la saga, notamment dans La Coupe de feu.
Le deuxième volet évoque la sexualité et les fantasmes. Harry Potter passe par les toilettes des filles pour aller dans la chambre des secrets et vaincre le basilic (un serpent géant). Il y a aussi cette lutte permanente contre Voldemort qui illustre sa part d’ombre (car il est un de ses horcruxes). À cet âge, tous les repères bougent, et on le voit notamment à travers les escaliers et les tableaux qui ne cessent de changer de place.
Certains lecteurs voient les Détraqueurs comme une personnification de la dépression. Qu’en pensez-vous ?
C’est juste. À l’adolescence, on explore aussi la question de la mort, de la morbidité et de la mélancolie. Il y a presque quelque chose de l’ordre de la psychose dans ces créatures. Elles se nourrissent de la joie humaine et sont extrêmement perverses. Elles aspirent notre élan vital, notre raison d’exister, et c’est aussi ce que peut faire la dépression. Ce sont nos parts sombres, celles qui peuvent nous rendre fous. Je les vois un peu comme le nœud psychotique à l’intérieur de nous, qui peut péter à tout moment.
Mais pour moi, on est plus dans la mélancolie et dans le deuil impossible, dont on avait déjà parlé avec Batman. D’ailleurs, ce super-héros a des similitudes avec Harry : il a perdu ses parents très jeune, a assisté à leur meurtre et va essayer de le sublimer. Toutefois, Potter est plus dans la joie que Bruce Wayne. Il est capable d’accéder à l’amour et il est dans la résilience.
Quelles leçons de vie et quelles morales peut-on tirer de Harry Potter ?
La saga est très longue, et nous apprend beaucoup de choses. D’abord, ça nous apprend la notion d’amitié et l’idée que “tout seul, on va plus vite, mais ensemble, on va plus loin”. Chaque personnage est porteur d’une leçon : la nécessité d’avoir confiance et de croire en soi, celle d’être capable de se dépasser, la résilience, le deuil… Ça nous dit aussi qu’il faut affronter ses peurs les plus profondes. Il faut les confronter pour les dépasser, et non les fuir.
L’amour est la meilleure des protections. C’est ce qu’on retrouve avec le miroir : les parents d’Harry lui donnent la clé et le protègent de ses faiblesses. Le personnage de Rogue est aussi très très riche, et il nous apprend notamment qu’il faut faire attention aux préjugés.
La saga nous dit également que, parfois, il faut accepter de transgresser, et que c’est aussi de cette manière qu’on devient adulte. Ce n’est pas en suivant les règles à la lettre qu’on apprend le mieux et qu’on réussit. Les personnages le font, mais avec beaucoup de bienveillance et d’intelligence. On le voit notamment quand Harry libère Dobby en lui donnant une chaussette. C’est une idée centrale dans l’histoire : il faut toujours faire attention aux autres.
Emma Scali est psychanalyste, actrice, réalisatrice et co-autrice de Saison. La revue des séries.