Critique

Le Jeune Homme, d’Annie Ernaux : le temps et la passion

16 mai 2022
Par Sophie Benard
Le Jeune Homme, d’Annie Ernaux : le temps et la passion
©DR

Six ans après son dernier texte, Mémoire de fille (Gallimard, 2016), l’incontournable autrice vient de faire paraître, le 5 mai dernier, un nouveau livre.

Contrairement à la démarche qui soutient la plupart de ses œuvres – Les Années (Gallimard, 2008) ou Mémoire de fille (Gallimard, 2016) –, Annie Ernaux ne cherche pas, dans Le Jeune Homme, à produire un récit de vie. Elle s’y attache plutôt à fixer les quelques instants dans lesquels se concentrent le déchaînement de la passion, puis son inévitable délitement.

« Il y a cinq ans, j’ai passé une nuit malhabile avec un étudiant qui m’écrivait depuis un an et avait voulu me rencontrer. »

Annie Ernaux
Le Jeune Homme

Le Jeune Homme revient ainsi sur la relation que l’autrice a entretenu, dans les années 1990, avec un homme de 30 ans son cadet. Dans ce texte aussi bref que percutant – à peine une quarantaine de pages ! – le contact avec cet étudiant rouannais se fait l’occasion d’une introspection douce-amère, d’une méditation sur le temps et sur le vieillissement.

« Ce que je ressentais dans cette relation était d’une nature indicible, où s’entremêlaient le sexe, le temps et la mémoire. »

Annie Ernaux
Le Jeune Homme

Une passion « déplacée »

S’il condense de nombreux thèmes de prédilection de l’autrice – l’amour, le temps, la mémoire, la violence de classe ou encore le regard des autres – Le Jeune Homme résonne tout particulièrement avec un précédent texte d’Annie Ernaux, Passion simple (Gallimard, 1992) – d’ailleurs récemment adapté au cinéma par Danielle Arbid. Les deux textes, en effet, loin de s’en tenir aux emportements amoureux et à la frénésie sexuelle qui donnent leur matière aux passions, parviennent aussi à saisir le paradoxal ennui qui les accompagne.

Car la passion n’est pas le seul objet du Jeune Homme. L’autrice s’y montre bien consciente de la provocation sociale et politique que représente cette relation qui unit une femme de plus de 50 ans à un homme de moins de 30 ans. Ce renversement du schéma patriarcal classique vaut des regards désapprobateurs au couple ; il rend même les amants « plus inacceptables qu’un couple homosexuel ». Mais cette passion transgressive l’est aussi culturellement et économiquement : l’autrice appartient, malgré ses origines modestes, à un milieu bourgeois – elle entretient même, quelques mois, l’étudiant – et elle est bien plus cultivée et savante que lui.

« Il m’arrachait à ma génération mais je n’étais pas dans la sienne. »

Annie Ernaux
Le Jeune Homme
Le Jeune Homme, d’Annie Ernaux. En librairie depuis le 5 mais 2022.

Alors qu’elle laisse son texte s’attarder sur les détails et les gestes du quotidien, sur ces détails et ces gestes qui nourrissent aussi bien le désir que l’écriture, l’autrice explore avec justesse les liens qui les unissent l’un à l’autre. Surtout, Annie Ernaux profite du Jeune Homme pour rendre compte de la genèse intime de l’un de ses textes les plus forts, L’Événement (Gallimard, 2000), dans lequel elle revenait sur l’avortement qu’elle a vécu – et qui a, lui aussi, été récemment adapté au cinéma (Audrey Diwan, 2021).

De sa plume impassible et puissante, Annie Ernaux fouille ainsi l’intériorité d’une femme qui décide, en connaissance de cause, de laisser vivre son désir, de se laisser vivre cette passion inacceptable – « déplacée ». Et si la passion est parfois aliénante, Le Jeune Homme reste un texte libre, d’une liberté parfois désespérée, d’une liberté parfois en deuil, mais résolument libre.

Le Jeune Homme, d’Annie Ernaux, Gallimard, 48 p., 8 €. En librairie depuis le 5 mai 2022.

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Article rédigé par
Sophie Benard
Sophie Benard
Journaliste