Critique

Le sacre du printemps de Franck Thilliez

06 mai 2022
Par Léonard Desbrières
Le sacre du printemps de Franck Thilliez
©Audrey Dufer

Avec trois parutions le même jour – celles de 1991, Labyrinthes et Le plaisir de la peur – Franck Thilliez affirme encore un peu plus son statut de figure incontournable du polar et prouve qu’il est à l’aise sur tous les terrains.

C’est ce qu’on appelle une sortie en grande pompe. Hier, les lecteurs ont eu droit à une triple ration de Franck Thilliez ; trois parutions simultanées qui symbolisent l’ampleur prise par le maestro du polar dans le paysage littéraire français. Vingt ans tout juste après la publication de son premier roman, Conscience animale (2002), dans l’anonymat le plus complet sur Internet, l’écrivain a connu une ascension fulgurante jusqu’au panthéon des plus gros vendeurs en librairie. Désormais, la machine éditoriale et promotionnelle mise en place autour du troisième auteur le plus lu en France (selon une étude GFK parue l’année dernière) est bien rodée, et rien n’est laissé au hasard.

Porte-étendard du roman populaire et du thriller rythmé et efficace, Franck Thilliez n’en est pourtant pas moins un écrivain amoureux des mots, capable de faire surgir à chaque page une épatante littérature. Livre après livre, il bâtit une œuvre foisonnante portée par un couple de héros récurrents, comme des compagnons de route qu’on suivrait les yeux fermés. L’inspectrice Lucie Hennebelle et le commissaire Franck Sharko se suivent, se croisent et s’entraident dans une série d’enquêtes toutes plus sombres les unes que les autres. Train d’enfer pour Ange Rouge (2004), La Chambre des morts (2005), Le Syndrome E. (2010), Pandemia (2015) : on ne compte plus les classiques nés de l’esprit retors de l’écrivain du Nord. Vous reprendrez bien un peu de Thilliez ?

Sharko, simple flic

Quelle meilleure porte d’entrée dans l’œuvre de Franck Thilliez que le génial 1991, publié l’année dernière et que Pocket fait paraître aujourd’hui en poche ? Avec ce polar délicieusement vintage, l’écrivain cède aux sirènes du prequel et écrit le roman des origines de son personnage fétiche, le commissaire Sharko. Il raconte les débuts au 36 quai des Orfèvres d’un jeune flic tout juste sorti de l’école des inspecteurs, qui va être rapidement confronté à une sordide affaire. Considéré comme un bleu, Franck Sharko est assigné au service des archives et chargé de reprendre avec un regard neuf une enquête non résolue : l’affaire des disparues du Sud parisien. À la fin des années 1980, trois jeunes femmes, la trentaine à peine, ont été enlevées dans les parkings de leur immeuble et retrouvées dans des champs en banlieue, violées et poignardées à de multiples reprises sans que jamais l’on ne puisse identifier l’auteur des faits. Alors qu’il reprend méticuleusement tous les indices et toutes les déclarations à la recherche de la pièce manquante, la visite au 36 d’un étrange témoin va donner au jeune inspecteur l’occasion parfaite de s’échapper de son bureau pour mener sa toute première enquête de terrain.

On peut voir dans ce roman la parfaite synthèse de la patte Thilliez. Grâce à un méticuleux travail documentaire et un redoutable sens du suspense, il dresse le tableau d’une époque révolue de la police dans laquelle la minutie, l’entêtement et l’instinct suppléaient encore pour quelque temps les certitudes des nouvelles technologies, et donne à lire une enquête diabolique qui entraîne le lecteur au cœur de la magie et du vaudou. Confronté à un impitoyable meurtrier qui se joue de la police comme le faisait le célèbre tueur du Zodiaque, le jeune inspecteur Sharko fait étal de tout son talent et son acharnement. On assiste alors avec un plaisir jubilatoire à la naissance d’un flic de légende.

La mémoire dans la peau

À l’instar des plus grands maîtres du polar, il existe chez Franck Thilliez, en dehors des enquêtes menées par ses héros récurrents, des livres à part, des one shot mettant en scène des personnages nouveaux dans des contrées différentes, sans aucun lien avec la trame principale de son œuvre. Loin d’être des romans mineurs, ces ouvrages sont d’épatants pas de côté et des preuves irréfutables que la plume agile et diabolique du romancier s’épanouit partout. Dans la lignée de deux très bons crus récents, Le Manuscrit inachevé (2019) et Il était deux fois (2020), Franck Thilliez sort donc à nouveau des sentiers battus pour imaginer une enquête complexe et haletante qui, jusqu’à l’ultime phrase, joue avec les nerfs du lecteur.

À peine mutée dans une région isolée, Camille Nijinski se voit confier dans Labyrinthes une bien étrange affaire. Un horrible crime a été commis, un corps sans vie gît dans un chalet, le visage réduit en bouillie par un tisonnier. Une femme a été retrouvée sur les lieux du crime, bouleversée, apeurée, dans un état second. Elle est logiquement considérée comme la principale suspecte, mais elle pourrait tout aussi bien être un précieux témoin. Sous l’effet du choc, elle a tout oublié, jusqu’au moindre détail de sa vie passée. Heureusement, avant cette soudaine amnésie totale, elle a eu le temps de se confier au docteur Fibonacci, le psychiatre qui l’a recueillie à l’hôpital. Pas des aveux, pas un témoignage, mais une histoire extraordinaire mettant en scène cinq femmes : « la journaliste », « la psychiatre », « la kidnappée », « la romancière » et une mystérieuse cinquième : toutes actrices principales d’un sordide petit théâtre de la cruauté duquel devra émerger la vérité.

Franck Thilliez s’empare à sa manière d’un poncif du polar, l’amnésie, et nous invite à une effroyable partie d’échecs. Avec une impressionnante construction narrative qui jongle entre les points de vue, les temporalités et les réalités, il perd le lecteur dans son dédale littéraire et façonne un troublant jeu de miroir entre la figure de l’enquêteur et celle du romancier.

Dans la chambre noire de l’écrivain

En plus de la traditionnelle doublette nouveau roman-parution poche, Franck Thilliez s’offre cette année un savoureux supplément pour parachever ce sacre du printemps. Après Michel Bussi, Jean-Philippe Toussaint et Susie Morgenstern, il se prête au jeu des confessions littéraires pour le compte des Éditions Le Robert. Inaugurée cette année, la collection « Secrets d’écriture » est une plongée vertigineuse au cœur de la fabrique des écrivains. Auteurs français et étrangers, venus de tous les horizons, dévoilent dans des ouvrages aussi passionnants que touchants ce que cache une vie à l’ouvrage des mots. Avec Le Plaisir de la peur, Franck Thilliez parvient à captiver le lecteur comme s’il était pris au piège de l’une de ses enquêtes infernales. Du surgissement de sa vocation d’écrivain au fonctionnement labyrinthique de son imaginaire, de la construction des univers et des personnages à la conception méticuleuse des crimes et des enquêtes, le touche-à-tout du polar nous ouvre sans réserve les portes de sa chambre noire.

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