Enquête

Les plateformes musicales, dénicheuses de nouveaux talents ?

30 avril 2022
Par Lisa Muratore
Les plateformes musicales, dénicheuses de nouveaux talents ?
©DR

Plusieurs plateformes ont récemment développé, par leurs algorithmes, des services musicaux destinés à mettre en avant les talents émergents. Un usage qui interroge le fonctionnement de ces nouvelles technologies, ainsi que l’évolution des plateformes et leur rôle dans l’industrie musicale.

Le développement d’Internet a bouleversé notre accès à la culture et notre consommation. De nouvelles méthodes numériques ont fait leur apparition, que ce soit dans le domaine du cinéma, avec les plateformes de streaming vidéo (Netflix, OCS, Disney+, etc.), ou bien dans celui de la musique, avec Spotify, Deezer ou encore Soundcloud et Pandora. Les playlists créées automatiquement grâce à des algorithmes de recommandation ont remplacé les CDs, tandis que ces applications ont, plus généralement, bouleversé les pratiques de création, de production et d’écoute.

Mais ces plateformes de streaming musical tentent également de trouver leur place sur le marché des nouveaux talents. Le 1er mars 2022, Spotify a ainsi déposé un brevet pour un algorithme de détection d’artistes émergents. De son côté, le réseau social TikTok a créé SoundOn, un service de promotion d’interprètes encore peu connus, tandis que SoundCloud a annoncé le lancement de son projet d’écurie dédiée aux musiciens de demain.

Origines et fonctionnement des algorithmes de recommandation

Les algorithmes de recommandation ne sont pas nouveaux. Avec le développement des nouvelles technologies, les services de streaming se trouvent au cœur d’un paradigme dans lequel toutes les données audio sont localisées sur des serveurs. Ce stockage permet ensuite leur analyse, que ce soit par la manière dont les gens interagissent avec le contenu, ou par le contenu lui-même.

Le premier service audio à avoir mis en place un tel système d’analyse algorithmique est Pandora. C’est ce qu’explique Geoffroy Peeters, professeur à Télécom Paris : « Pandora avait des annotateurs qui ont analysé chaque morceau de musique selon 400 critères extrêmement fins et pertinents pour décrire la musique faite à la main. » Après quoi de nombreux acteurs qui travaillent dans le Retrait d’information musicale ont développé des algorithmes qui permettent d’analyser le contenu d’un morceau et d’en extraire ses caractéristiques. Ce système permet aux plateformes musicales d’établir un catalogue et de recommander du contenu à chaque auditeur en fonction de critères acoustiques.

©OpturaDesign/Shutterstock

À côté de ces caractéristiques propres au contenu, il faut également prendre en compte dans l’analyse finale les caractéristiques sociales et environnementales. « Les technologies permettent, certes, de recommander les morceaux qui ont les mêmes caractéristiques à un utilisateur, mais il faut aussi prendre en compte d’autres paramètres qui interfèrent. Les gens ne veulent pas tout le temps écouter le même type de musique, car on tournerait en rond. »

À partir des technologies d’analyse de contenu, il existe donc différentes manières de créer des suggestions, selon la manière dont on pondère la partie contenu et la partie environnementale et sociale. Ce schéma global suscite de nouvelles recommandations, et permet ainsi la découverte de nouveaux talents.

S’ajoute aussi une dose de surprise, notamment grâce aux playlists, un modèle largement adopté par Pandora, Spotify ou encore Deezer. « Les plateformes se sont rapidement rendu compte que les gens écoutent principalement des playlists. Là où Spotify et Deezer proposaient en écoute illimitée 60 millions de titres, ils sont rapidement revenus à un système de radio – à l’image de Pandora – en proposant davantage de playlists créées automatiquement, à partir de recommandations », explique Geoffroy Peeters.

L’évolution des plateformes musicales

Ce système de playlists est l’un des premiers marqueurs de l’évolution des plateformes musicales. Mais ces dernières sont allées plus loin, concernant les artistes émergents, souvent placés en fin de liste et donc rarement mis en avant. Des systèmes de recommandations suggèrent ainsi des titres afin de résoudre le problème de la distribution statistique. Geoffroy Peeters détaille : « Bien que 60 millions de titres soient potentiellement écoutables sur Spotify et Deezer, les utilisateurs vont finalement se concentrer sur plus ou moins 1 000 titres. Ainsi, pour permettre la mise en évidence de titres qui ne sont jamais écoutés, on va proposer aux utilisateurs un titre similaire à ceux écoutés en termes de caractéristiques vocales, placés en fin de playlist. On va pouvoir, à partir du contenu, le remettre en avant et le reproposer à l’utilisateur. C’est vraiment la motivation principale des plateformes. »

Ce fonctionnement a plusieurs conséquences pour les acteurs de la musique. Outre la diversité artistique pour l’utilisateur, les maisons de disques peuvent ainsi pousser leur « back catalogue ». De leur côté, les artistes émergents, bien qu’il y ait une forte compétition pour intégrer ces playlists – qui plus est celles de la front page – vont bénéficier d’une plus large diffusion sur la plateforme.

« Spotify est devenu le canal de transmission privilégié des artistes. »

Geoffroy Peeters
professeur à Télécom Paris

C’est ce que défend Charles Picasso, artiste et ingénieur à l’Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) : « À mon sens, c’est attractif, uniquement du point de vue de la diffusion de contenu et d’une visibilité rapide. Tout le monde a accès à Deezer ou Spotify. » Cette large diffusion va aussi passer par une mise à disposition de services inédits par les plateformes musicales – un apport certain pour ces nouveaux talents. Par exemple, Pandora a mis en place il y a une dizaine d’années un service de mise en relation entre l’artiste et ses auditeurs.

« Le modèle économique basé sur l’abonnement mensuel finance essentiellement les rétributions des gros artistes et on n’a pas de modèle viable pour les talents émergents. »

Charles Picasso
artiste et ingénieur à l’Ircam

Spotify, quant à lui, est devenu un véritable créateur de contenu. « Spotify est devenu le canal de transmission privilégié des artistes, note Geoffroy Peeters. La plateforme est allée plus loin, en devenant une créatrice de contenu avec les services Spotify Artists, Spotify Podcasts et Spotify Soundtrack. C’est un studio d’enregistrement virtuel dans lequel l’artiste va créer la musique lui-même en utilisant des outils Spotify. Puis, il va directement signer et distribuer sa musique par le biais de la plateforme, et être mis en relation avec son public. » La plateforme utilise des outils très avancés en intelligence artificielle pour aider l’artiste à composer. Une innovation récente, qui n’existait pas quand on a commencé à prédire du contenu musical automatiquement. L’application de nouveaux algorithmes n’a donc pas uniquement pour but la détection de nouveaux talents, mais aussi la mise à disposition, pour ces derniers, d’outils de création et de production.

Spotify n’est pas seulement une plateforme d’écoute, mais propose aussi de véritables services musicaux.©Spotify

Les nouvelles technologies et les algorithmes des plateformes : une concurrence pour les maisons de disques ?

Bien que les services de mise en relation et de création aient évolué sur les plateformes, l’arrivée d’algorithmes pour repérer les nouveaux talents ne représente pas une concurrence directe aux maisons de disques, tant qu’elles ne proposent pas un service très identifié, selon Charles Picasso. Se pose également la question de la rétribution de ces nouveaux talents, une fois dénichés. « Actuellement, le modèle économique n’aide pas du tout les artistes indépendants. Il ne fait que renforcer l’écoute mainstream en termes de visibilité, car la visibilité compte et va être placée sur les artistes qui fonctionnent mieux. Le modèle économique basé sur l’abonnement mensuel finance essentiellement les rétributions des gros artistes et on n’a pas de modèle ni intermédiaire, ni viable pour les talents émergents. »

« Les majors ne sont pas du tout dans les technologies et l’intelligence artificielle. »

Geoffroy Peeters
professeur à Télécom Paris

Par ailleurs, les maisons de disques possèdent un levier important en termes de visibilité, de négociations et de droits d’auteur. Elles ont toujours discuté avec les plateformes, et tant qu’un réel mouvement d’artistes qui s’autoproduit n’émerge pas, ou que les plateformes ne proposent pas une réelle alternative de marché, la création de ces algorithmes ne semble pas empiéter sur la marge de manœuvre des majors et des labels. Un point de vue que partage Geoffroy Peeters, pour qui les deux systèmes sont amenés à cohabiter : « Les majors ne sont pas du tout dans les technologies et l’intelligence artificielle. Je pense donc que ça peut être complémentaire et je ne sais pas si ces algorithmes de recherche vont réellement les remplacer. Je vois assez mal quelqu’un ayant une tradition plus ancienne de la musique bénéficier de ce genre de technique. Donc les deux vont forcément coexister. »

Pour autant, le professeur n’ignore pas la question du court-circuitage intentionnel par les plateformes comme Spotify, grâce à ces nouveaux outils de détection et de création. Il est vrai que signer dans une maison de disques peut être un frein à la créativité, étant donné que les majors ne sont ouvertes qu’aux talents reconnus. Dans ce cas, les services des plateformes et l’arrivée de nouveaux algorithmes pour mettre en avant des artistes moins connus apparaissent comme une solution rêvée pour ces derniers.

Les nouvelles technologies ont sans aucun doute bouleversé l’industrie musicale, tant vis-à-vis de la diffusion que de la création. L’ère du chinage chez le disquaire est définitivement révolue. Désormais, des algorithmes optimisent les recherches des auditeurs ainsi que la visibilité des nouveaux artistes. L’emploi de ces nouvelles technologies par les plateformes audio a aussi favorisé l’évolution de leurs services. Un système qui pourrait être perçu à première vue comme une concurrence déloyale pour les maisons de disques et les labels vis-à-vis des talents émergents, mais qui tend davantage à coexister avec eux qu’à les remplacer.

Quoi qu’il en soit, ce modèle interroge plus largement l’influence que les technologies peuvent exercer sur la création musicale. Risque-t-on d’entrer dans une homogénéisation d’un modèle en suivant les codes algorithmiques ? Comment les artistes vont-ils se positionner sur le marché de l’art numérique, à l’heure où les NFT et le metaverse font leur apparition ? Après les algorithmes de recommandation et de détection, ces nouvelles données sont en tout cas le reflet d’une course permanente – tant pour les artistes que pour tous les autres acteurs de l’industrie musicale.

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Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste