Entretien

Martine Delvaux (Le Monde est à toi, Pompières et pyromanes) : “Je veux rendre hommage à la nouvelle génération de féministes”

23 avril 2022
Par Sophie Benard
Martine Delvaux (Le Monde est à toi, Pompières et pyromanes) : “Je veux rendre hommage à la nouvelle génération de féministes”
©Pamplemousse média/Catherine Forget

Figure incontournable du féminisme québécois contemporain, Martine Delvaux vient de faire paraître en France Pompières et pyromanes et Le Monde est à toi (Les Avrils).

Le Monde est à toi est un livre qui se place entre l’écrit de soi et la théorie, entre le texte intime et le manifeste politique. Vous vous y adressez à votre fille ; est-ce le moyen pour vous d’écrire à toutes les jeunes femmes de sa génération ?

Totalement ! Ma fille elle-même ne l’a pas lu, d’ailleurs. C’est une fausse adresse, en réalité : mais la deuxième personne est le meilleur moyen, littérairement, d’attraper la personne qui lit. Je ne crois pas à un conflit entre les générations ; du moins, s’il y en a un, j’ai choisi mon camp. Je suis avec les jeunes – c’est elles que j’écoute, c’est avec elles que je veux être. Parce que ce sont elles qui sont en train de construire le monde ! Ce livre était aussi un moyen de me placer avec elles. Je crois que ma parole n’y est jamais autoritaire ; l’injonction ultime y est de ne pas m’écouter. M’adresser à ma fille, et parler de la relation que nous avons, c’était ma façon de mettre en œuvre le slogan “le personnel est politique.

Il y a une pensée qui s’accomplit dans la maternité, et qu’on nous a toujours refusée – parce que la pensée devrait être du côté des hommes. Or, je me dis que cet amour-là pourrait être un socle pour penser le monde. On penserait sûrement le monde autrement.

L’attitude qui est transmise n’est pas guerrière ; en dépit du sujet et du constat des oppressions, votre ton est plutôt doux, plutôt apaisé. Pourquoi ?

Je crois que c’est dû à cette adresse à ma fille, justement. Je ne m’adresse jamais à elle en cherchant à lui faire peur. C’est peut-être un discours de la résilience, ou de la force tranquille.
Vous savez, au Québec on a vécu ce qu’on appelle une “révolution tranquille” – ce qui est un oxymore ! – au moment où la France s’embrasait, en 1968. Je crois que je suis un peu la fille de cette révolution. Alors je rêve d’une révolution armée, bien sûr (rires) ! Mais je crois que si on veut que le message soit reçu, il faut miser sur différentes stratégies, et l’une d’elles est l’amour. C’est aussi un moyen de montrer que le féminisme n’est pas quelque chose d’inquiétant, puisqu’on est du côté de l’amour.

Je ne suis pas naïve : dès qu’il y a une montée des mouvements féministes, il y a immédiatement une résistance et des mouvements de recul. Tous les mouvements militants ont l’habitude de ça. Mais je crois qu’on avance, malgré tout. Pompières et pyromanes, qui paraît en même temps que Le Monde est à toi, est un texte plus incisif, plus militant. Le ton y est moins doux.

Pompières et pyromanes s’inscrit dans l’urgence écologique. Pouvez-vous expliquer les liens entre les féminismes et l’engagement écologique ?

J’ai l’impression que les féministes se sont, depuis toujours, intéressées à l’écologie. Les femmes ont longtemps été en charge du soin, de la terre, des animaux, des personnes malades ; elles étaient dans le soin. Ça remonte aux sorcières, en fait ! Dans les années 1970, les écoféministes ont commencé à se faire entendre. Il y a ensuite eu un creux de quelques années, mais on assiste aujourd’hui à une remontée de ces mouvements – parce que le temps s’accélère aussi : il n’y a qu’à voir le dernier rapport du Giec.

Le féminisme permet de penser le croisement des oppressions, donc c’est assez naturel que les féministes se tournent vers l’antiracisme, vers la défense des personnes LGBTQ+, vers l’écologie, etc.

Pour revenir à la question de la transmission mère-fille du féminisme, quelle est la place de la peur quand on est mère d’une petite fille, puis d’une adolescente, et qu’on est féministe ?

En tant que mère féministe, je ne lis que des histoires de violences sexuelles, de féminicides – ça fait partie de mon travail. Et en même temps je n’ai jamais voulu lui faire peur, ni même la mettre en garde. Je crois que c’est la vie qui a installé une peur chez elle, pas mon discours. Je n’ai jamais voulu la retenir, ni l’empêcher d’être dans le monde.

Je crois qu’on entre dans la peur, de toute façon, dès qu’on entre dans la parentalité – quel que soit le genre de l’enfant. Dès la grossesse, chez moi, la peur est arrivée. Ma maternité a été anxieuse: j’ai eu peur de mourir, j’ai eu peur que ma fille meurt.

Et puis un jour, alors ma fille avait environ cinq ans, elle m’a demandé : “Est-ce que c’est vrai qu’il y a des gens qui font du mal aux enfants ?”. Et là, ça a été l’entrée dans une deuxième strate de la peur. C’était aussi son entrée à elle dans la peur – ou du moins dans le discours de la peur.

Bien sûr, il y a une déception féministe à constater qu’elle se trouve devant le même monde que celui dans lequel je me trouvais. Elle a peur de marcher seule dans la rue, comme moi à l’époque. Mais la différence entre elle et moi, c’est qu’elle est déjà dans un activisme qui était très loin de moi quand j’avais son âge. Les réseaux sociaux ont permis à cette génération de s’entraider, de s’éduquer – je crois qu’elles sont mieux armées que nous l’étions.

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Article rédigé par
Sophie Benard
Sophie Benard
Journaliste